Fin janvier 2013, l’Opéra de Lille reprend la production originale de la
Jenůfa de Leoš Janáček, presentée par Angers Nantes Opera: realisation
alors récompensée par le Prix Claude Rostand 2007. La mise en scène est
de Patrice Caurier et Moshe Leiser et la direction musicale de
l’Orchestre National de Lille est assuré par le chef irlandais Mark
Shanahan. Jenůfa est sans doute un moment capital dans l’œuvre de Janáček. Après
quelques expériences de compositions chorales et ses deux premiers
essais d’opéras, il s’affranchit de l’influence allemande et dépasse les
limites de l’emprunt au folklore, élaborant un langage tout à fait
original. L’histoire s’inspire de la pièce de théâtre de Gabriela
Preissova crée à Prague en 1890. Il s’agît d’une œuvre vériste pleine
d’aversion, de cruauté, de jalousie, d’orgueil; un mélange innovateur de
folklorisme, naturalisme et psychologie.
d’opéra tchèque en prose et en dialecte morave. C’est 1904 et son
premier opéra à voir la scène réellement. Il en composera encore 6, tous
d’une forte valeur musicale comme d’une grande originalité.
Jenůfa, drame d’une bouleversante humanité
L’opéra est une œuvre complexe et d’une intensité et tension dramatique
impressionnantes. Janáček se sert d’une orchestre post-romantique pour
raconter une histoire d’infanticide dans la société rurale fortement
religieuse et répressive de la Moravie occidentale de la fin du 19 eme
siècle. La couleur folklorique est transfigurée à un tel point que le
compositeur même avoue « qu’il n’y a pas une seule note populaire dans
Jenůfa ». La mise en scène économe et épurée ainsi que la direction
irréprochable de Shanahan vont dans le même sens, ce qui est un fait
très remarquable et même osé! En ce qui concerne le dernier, les
musiciens de l’Orchestre National de Lille sont parfaitement concertés
sous sa baguette; les percussions et les vents sont d’une précision
étonnante et les cordes à l’expressivité pleine de brio. La puissance de
l’orchestre est indéniable, et si parfois il couvre une des voix, il
sait pourtant nuancer son jeu. Nous le trouvons souvent brillant et
coloré comme douloureux et élégiaque. Toujours avec un brio tout à fait
maestoso. Shanahan arrive à dévoiler un éventail des sentiments
authentiques et cohérents de la partition de Janáček qui paraît se
fonder sur un réalisme plutôt froid.
Le duo de metteurs en scène, aussi, nous offrent une interprétation
cohérente et efficace du drame. Ils ne balaient pas complètement
l’aspect régional, mais ils ne se contentent surtout pas d’insister sur
les clichés romantiques. Au contraire, ils évitent intelligemment les
notions stéréotypiques de la condition de la femme ou d’un idéal de
rédemption fervente. Si l’œuvre se prête effectivement à ce type de
lectures-là, nous sommes de l’avis que le travail limpide et transparent
de Caurier et Leiser, permet aux interprètes et à l’auditoire de vivre
le drame plus intensément. Ainsi nous relevons rires et sourires pendant
la représentation mais surtout les larmes d’un public fortement ému
malgré l’absence d’astuces manipulatrices, faciles et évidentes de la
mise en scène.
Dans ce sens les décors du collaborateur fétiche du duo Christian
Fenouillat, sont simples et beaux, quelque peu abstraits et symboliques
mais surtout efficaces. Les costumes d’Agostino Cavalca affichent de
même, une beauté plutôt typée paysanne fin 19 ème que d’une grande
fidélité régionale.
Les chanteurs offrent pour la plupart des interprétations très inspirés.
Les rôles secondaires ont une prestance formidable, nous remarquons
Camille Slosse d’une fraîcheur très convaincante en tant que Jano le
berger et Diane Pilcher extraordinaire dans le rôle de la Grand-Mère.
Les demi-frères amoureux de Jenůfa sont très fortement contrastés. Le
Laca de Paul O’Neill à une belle voix lyrique mais sa performance n’est
pas très équilibrée. Nous avons du mal à sympathiser avec le personnage
qui a, en théorie, plus de profondeur. Ce soir Laca arrive à émouvoir
mais il semble assez inactif vis-à-vis de l’orchestre puissant et des
autres personnages.
Le Steva de Tom Randle est à l’opposé. Le plus méchant et lâche des
personnages séduit davantage avec une superbe voix qui projette très
bien dans la salle. Il n’est pas seulement convaincant dans son ivresse
et sa lâcheté, il est à la limite trop charismatique et sensuel dans sa
débauche. Son duo avec la Sacristine au deuxième acte est un des moments
les plus intenses de la soirée.
Cette dernière, l’infanticide et sévère belle-mère de Jenůfa, est
interprété par la soprano Kathryn Harries. Excellente actrice, elle sait
nuancer son personnage complexe, mais sa prestation n’est pas très
équilibrée. Elle a un début hésitant mais gagne radicalement en
expression au deuxième acte. D’un point de vue dramatique il s’agît de
la véritable protagoniste de l’opéra, Harries met tout son cœur dans son
interprétation et bouleverse la salle par l’expression de son conflit
et de sa souffrance, mais sa fatigue vocale est évidente. La Jenůfa
d’Olga Guryakova est, à contrario, infatigable malgré l’enchainement de
souffrance et de déceptions. Elle a un instrument à la fois lyrique et
dramatique d’une beauté frappante. Elle maîtrise et s’accorde
parfaitement à l’aigu imposé par le violon solo, complètement perçant,
déchirant. Sa prière à la vierge au deuxième acte est un moment d’une
ferveur angoissée extrêmement touchant et son échange avec la foule qui
l’accuse au troisième acte d’une intensité saisissante.
Remarque rapide pour les chœurs de l’Opéra de Lille et d’Angers Nantes
Opéra, dirigés respectivement par Yves Parmentier et Sandrine Abello, en
l’occurrence pas très caractéristiques mais quand même éclatants et
harmonieux.
Nous sortons de l’Opéra de Lille complètement bouleversés par la
performance, contents de cette reprise savante et honnête de Jenůfa,
incroyable œuvre lyrique du 20e siècle. Nous vous invitons à vivre cette
étrange et puissante expérience à l’Opéra de Lille encore à l’affiche
le 5 et 7 février 2013.