Magnifique et louable initiative de l’ORW (Opéra royal de Wallonie) que de nous offrir pour sa fin de saison lyrique 2010-2011, cette Salomé française de Strauss. Dans sa gangue linguistique originelle, en français, la beauté envoûtante de la prose du livret s’impose en cours de spectacle. C’est bien là tout l’enjeu de cette nouvelle production: révéler le chef d’oeuvre straussien dans sa trop peu connue version française, souhaitée par le compositeur lui-même et créée à Bruxelles en 1907. Les joyaux prosodiques se déroulent et captivent au même niveau attractif que la version davantage jouée en allemand. Suivre ici directement l’action de la partition avec l’atout du livret français ajoute à la délectation des multiples éclats poétiques du texte ainsi reconsidéré, constellé de traits symbolistes, de métaphores à double voire triple lecture; la force voire la violence sensuelle et érotique du drame, le poison délétère de son climat d’inquiétude et de menace continue, s’en trouvent décuplés. Ces irisations littéraires traversent et colorent un texte qui apporte au flot musical, sa richesse sémantique, renforce son hyperactivité expressive, rehausse ses éclairs et références superposés, d’ailleurs très habilement mêlés. Ainsi lorsque le Tétrarque Hérode veut infléchir le désir de Salomé et lui offrir autre chose que la tête du Prophète, l’évocation des joyaux et gemmes que le vieux vicieux est prêt à lui abandonner, gagne de nouvelles lueurs, une surenchère poétique que l’orchestre accompagne avec une sensualité colorée des plus évocatoires. Cet Orient barbare et parfaitement écoeurant s’y déverse et les climats musicaux dont est capable la fosse, suscitent notre adhésion.
Autre composante active de l’ouvrage, aux côtés de sa langue: la perfection flamboyante de sa parure orchestrale. Strauss se dévoile au sommet de son génie symphonique; appliquant dès avant La Femme sans ombre -monument lyrique né sous sa plume et postérieur à Salomé-, les vertus omnipotentes d’un style embrasé et exacerbé; ici paraissent les déflagrations si subtilement mesurées de Zarathoustra, les rugissements si soigneusement calibrés à naître dans la future Elektra.
La combinaison entre le texte immédiatement intelligible et la partition musicalement passionnante rééclaire la fusion orchestre, chant, action; dès lors, on reste souvent impressionné par les nombreux passages purement instrumentaux où la science orchestrale dit tout ce que le chant n’exprime plus; ainsi, la ciselure instrumentale qui s’inscrit à chaque fois que Salomé ne chante plus, rejaillit avec un feu régénéré. D’où l’impact des associations inventées par Strauss entre bois et cordes après la malédiction orale de la fille d’Hérodias par Jokanaan; l’intensité soulignée voire incandescente des plages d’extase féline qui infiltrent l’esprit et le corps de l’adolescente (qui n’a que 15 ans), saisie par le corps d’ivoire du Prophète, elle-même dévorée des yeux par le capitaine des gardes Narraboth, et par ceux non moins dévorants de son beau-père, le libidineux Hérode… Ce jeu des regards croisés, où malgré la multiplicité des situations, chacun demeure fatalement seul, gagne en réalité scénique et musicale. Même l’angoisse du Tétrarque maniaque s’enhardit d’une nouvelle évidence: l’ombre de l’oiseau noir qu’il évoque à plusieurs reprises, étend son haleine froide sur la scène… De sorte que pendant le spectacle, on comprend aussi en quoi, comme dans le roman oriental de Flaubert (Salambô), la Salomé de Wilde, après sa transposition straussienne et en français, n’a rien perdu de ses contrastes de températures. La Judée convoquée exhale un parfum contradictoirement glacial auquel Hérode est particulièrement sensible. Tout cela paraît et s’accomplit avec une irrésistible clarté à Liège.
Divine June
Prise de rôle réussie que celle de June Anderson dans le rôle-titre; ce que réalise sur scène la soprano américaine est bien une nouvelle étape majeure dans sa carrière déjà si riche à l’opéra. L’ancienne interprète si géniale de Norma (et qui rêve demain de chanter La Maréchale de Strauss ou la Comtesse des Noces…) se glisse dans la peau de la jeune prépubère, à la fois ingénue, perverse, malicieuse, qui s’ouvre avec une obsession fatale au désir dévorant qui ronge son jeune coeur lorsqu’elle découvre le Prophète Jokanaan… Dommage que face à elle, Vincent Le Texier dont on se demande pendant tout le spectacle si sa voix est sonorisée depuis sa prison souterraine, compose un personnage totalement étranger à l’érotisme trouble que son corps blanc d’ivoire suscite dans l’esprit de son admiratrice terrassée. On espère voir à ce titre, un jour, une vraie grande mise en scène capable de mettre en lumière visuellement, l’attraction physique qui saisit la jeune femme découvrant le corps du Prophète. Vocalement en force, le baryton impose un français monolithique sans guère de nuances, gravé dans l’imprécation répétitive d’une froide distanciation.
Face à lui, le travail interprétatif de June Anderson époustoufle par ses richesses nuancées; jusqu’à sa silhouette et ses ports de tête, de bras… ses regards d’hallucinée ravie, de jeune et fière déesse, conquise et amoureuse. Son français s’impose par son naturel et sa diction jamais en défaut et la dernière scène où l’adolescente s’enivre des lèvres mortes du Prophète, atteint un sommet lyrique et symphonique d’une tension trouble. En elle, le désir innocent s’empoisonne lentement, devient goût du morbide, extase abjecte qui…. justifie finalement l’horreur qu’elle suscite dans l’esprit d’Hérode.
Dans la fosse, bien que couvrant souvent les voix, le chef Paolo Arrivabeni observe une lecture méticuleuse, veillant aux équilibres si ténues entre les pupitres; sa direction est nerveuse, même si elle pourrait être davantage fouillée et « mystérieuse »… tout cela avance indiscutablement (souffle progressif et canalisé de la danse des Sept voiles) et le chef convainc pleinement en réussissant la dernière scène, celle de l’ivresse macabre de Salomé, où la fusion instruments/chant emporte l’adhésion. Il faut absolument aller écouter la divine June Anderson dans un rôle méconnu dont la langue renouvelée, si subtilement dévoilée, confirme ses immenses talents dramatiques, scéniques, vocaux. Le mise en scène n’apporte rien de neuf à l’action mais elle souligne avec une certaine justesse l’ombre lunaire du début…; elle utilise avec efficacité, l’hémicycle de la citerne où est retenu captif, au début, Jokanaan. La cuve se fait ensuite arène centrale de l’action: c’est dans la fosse circulaire que meurt à la fin, la fille d’Hérodias.
Liège. Opéra Royal de Wallonie, Palais Opéra, le 9 juin. Richard Strauss: Salomé, version française (1907). June Anderson, Salomé. Vincent Le Texier (Jochanaan), Donald Kaasch (Hérode). Maria Zampieri (Herodias), Jean-Noël Briend (Narraboth)… Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie. Paolo Arrivabeni, direction. Marguerite Borie, mise en scène.
Prochaines représentations à Liège: les 12, 15 et 18 juin 2011. Toutes les infos, les horaires et la réservation en ligne sur le site de l’Opéra Royal de Wallonie. La représentation du 9 juin était retransmise en directe sur le site www.dailymotion.com/operaliege