Prestigieuse distinction, aussi recherchée que dépréciée, le prix de Rome suscite dès sa création en 1803, et jusqu’en 1968, passions, convoitises, détestations. C’est un monstre de mer, un rituel jamais vraiment compris et accepté par le milieu… qui en l’espace d’un siècle et demi, convoque les meilleurs compositeurs français, majoritairement romantiques, prêts à relever le défi d’une épreuve académique, … passage obligé pour ce temps de repli et de réflexion artistique: le séjour à la Villa Médicis à Rome. Mais sur place, après avoir décroché le Prix, il faut encore envoyer de nouvelles partitions. Après le Concours, obligation est faite aux jeunes créateurs reconnus, de produire encore et encore: ces « envois de Rome » ne font pas partie du sujet approfondi par le présent ouvrage: il s’agira d’un chantier de recherche à venir (un autre pan illimité de recherche pour les scientifiques).
Pour l’heure les éditions Symétrie et le Palazzetto Bru Zane, Centre de musique romantique française, – lequel trouve ici un domaine d’étude naturel au regard de son objet-, se concentre sur le fonctionnement du Prix, surtout la forme emblématique qui en découle: la cantate, … tous les aspects que l’événement organisé par l’Académie des Beaux-Arts, ne manque pas de susciter (les livrets, les lieux de création, les épreuves discriminatoires…).
…un nouveau continent à explorer
Il était temps de démêler les liens troubles qui unissent ici histoire, fantasmes, préjugés… S’intéresser aux sources premières: la naissance du Concours, le fonctionnement et les formes musicales (littéraires aussi) en jeu, puis l’impressionnante galerie de lauréats détenteurs du Prix permet évidemment de vaincre les fausses idées, les images déformées d’un Concours qui s’il est lié à l’académisme ne croise que rarement sa course et ses réseaux avec l’art officiel. C’est ici que la césure produit ses plus captivants apports: par académisme, on entend toujours raideur, convention, artifice, érudition, métier … Or les profils qui se présentent, – qui gagnent ou qui renoncent-, aux Prix de Rome, sont loin d’être de secondes mains. Souvent le Concours a excité l’écriture des jeunes génies, il a plus rarement suscité le pire; c’est tout l’intérêt du nouveau sillon de recherche scientifique porté par Alexandre Dratwicki, directeur scientifique du Palazzetto Bru Zane, dont l’engagement pour ce terrain d’exploration remonte à plusieurs années déjà. Incroyable situation des chercheurs français jusque là: aucun avant lui n’avait vraiment eu l’intuition des joyaux musicaux à découvrir, ni sous la quantité de partitions encore inconnues et si peu écoutées dans leur version (orchestrale) originale, la pré science de jalons décisifs pour l’éclosion d’un romantisme à la française: perles méconnues de compositeurs devenus célèbres (Dukas, Charpentier, Bizet, Saint-Saëns, Ravel, Debussy…) ou, trésors plus méritants encore: partitions somptueuses oubliées depuis des lustres… d’auteurs tout à fait inconnus.
Qui avant cet ouvrage pionnier a su s’intéresser au Prix et aux cantates qui en découlent par… centaines ? Le genre musical qui a son pendant dans la peinture d’histoire (ces fameux « morceaux de réception »), offre au mélomane actuel, le plaisir d’une découverte fondamentale, celle des signatures et des écritures détectables et comme exacerbées par le cadre imposé d’une commande ayant ses règles strictes.
La Cantate, exercice démonstratif, prétentieux et trop savant, ou … premier accomplissement voire oeuvre d’art? Voilà par exemple une question centrale posée dans l’ouvrage… Et l’on sait souvent que stimulé par la difficulté d’un sujet, ou par des délais de livraison trop courts, le génie se libère contradictoirement (lire à ce titre l’article d’Alexandre Dratwicki: « la cantate: prétexte au concours ou objet artistique, Loÿse de Montfort de François Bazin (1816-1878) sur la scène de l’Opéra (1840) »… Et déjà se précisent des manières spécifiques et particulières, celles de dizaines d’auteurs dont la série des épreuves académiques aiguise le talent propre. Si en peinture, les styles des « académiques », de David à Ingres, puis Flandrin, Paul Baudry et William Bouguereau ou Léon Bonnat, et tant d’autres… sont aujourd’hui bien différenciés, il reste ce travail d’identification et de caractérisation à réaliser vis à vis de leurs confrères, musiciens académiciens, étape obligatoire pour poursuivre la recherche scientifique. C’est dire in fine, l’exceptionnelle diversité des tempéraments musicaux que le seul mot d’académisme couvre illusoirement. L’oeuvre de défrichement ne fait que commencer, tout un continent de sensibilités et d’esthétiques attend d’être exploré… Il appartient à l’ouvrage coédité par le Palazzetto Bru Zane et Symétrie d’en présenter aujourd’hui, un premier bilan… immense travail préliminaire et déjà trop mince effort; car l’ouvrage demeure l’amorce d’un immense chantier dont sortira plus éclatant que jamais le génie musical français. De ce travail scientifique immense découle aujourd’hui l’établissement des partitions puis les concerts et les disques qui en prolongent la trace. En s’associant aux éditions Symétrie, le Centre de musique romantique française réalise une oeuvre unique à ce jour: ce premier volet dédié aux Prix de Rome de musique rappelle combien la recherche est à la source de son activité. Il est réjouissant aujourd’hui d’en lire, avant de les découvrir au concert, les fruits inédits, les débats et les confrontations passionnantes, les filiations oubliées…
Coordonné par Julia Lu et Alexandre Dratwicki, l’ouvrage collectif lève le voile sur nombre d’aspects inconnus du Concours du Prix de Rome. Ouvrage capital, événement littéraire de la rentrée 2011, élu « coup de coeur » par la rédaction livres de classiquenews.com. Prochaine critique développée dans notre mag des livres.
Le Concours du Prix de Rome de musique (1803-1968). Ouvrage collectif, coordonné par Julia Lu et Alexandre Dratwicki. ISBN 978 2 914373 51 7. 904 pages. 140 euros.