Athanaël doit traverser un désert éprouvant où sa quête spirituelle ne
pourra hélas l’écarter des tentations de la chair: en voulant sauver
l’ignoble courtisane Thaïs et regagner son coeur pour le Christ en la
délivrant des liens de la chair, l’homme de Dieu succombe à l’amour. A
mesure que la pêcheresse s’élève pour mourir en véritable âme purifiée,
Athanaël s’abîme dans les ténèbres conflictuels qui détruisent les
derniers remparts de sa foi vacillante. Tout l’opéra repose sur cette
double direction contrastée: chute du pénitent, élévation de la
prostituée.
l’opposition des deux mondes destinés à se rencontrer. Le pèlerin
déterminé à ravir Thaïs du stupre et de la luxure s’oppose à une armée
de Nikés,
(« mer voluptueuse » des sirènes tentatrices?) sculptures grecques
représentant la victoire ailée, dont les ailes placées au-dessus des
bustes, symbolisent la prochaine victoire ascensionnelle de Thaïs…
Grandiloquence des décors, mouvements des caméras au-dessus de la
scène, plateau s’élevant pour découvrir le monde souterrain des
plaisirs coupables dominé par des génies masculins… L’opéra turinois
a vu grand dans cette fresque au manichéisme édifiant inspiré d’Anatole
France, où l’évocation d’une Antiquité orientale donne prétexte à un
orientalisme moralisateur: la grande Vénus pêcheresse connaîtra les
délices du mysticisme, mais pour celui qui a souhaité l’accompagner
dans ce chemin purificateur, point de salut.
Parlons de la distribution:
les solistes même préparés par Janine Reiss sont gênés continûment par
l’articulation de la langue de Massenet. Lado Ataneli campe un Athanaël
autoritaire, habité par sa mission salvatrice: souci de clarté, et même
finesse émotionnelle même si son français, serré, encore perfectible,
demeure contraint, empêchant la claire projection des voyelles. Mais
dès le départ, on sent que cet homme en voulant « sauver » Thaïs éprouve
pour elle, des sentiments troubles.
Alessandro Liberatore (le jeune sybarite Niclas) savonne voyelles et
consomnes quant à lui et demeure constamment inintelligible. Tout
autant empêtrée dans un français difficile (non aussi fluide et
lumineux que celui de Renée Fleming: lire notre compte rendu de Thaïs en direct du Metropolitan Opera de New York par Renée Fleming qui chante le rôle au même moment, saison 2008-2009, que Barbara Frittoli),
Barbara Frittoli patine souvent, vibrato envahissant à la clé, avec des
nuances qui font défaut. Cantabile et mezzo voce sont trop rares: le
portrait de la courtisane est certes engagé dans l’expression, moins
par la subtilité de sa diction linguistique. La fière prostituée qui se
rêve belle éternellement succombe bientôt dès l’apparition de l’ermite
chrétien: l’extase mystique lui tombe littéralement dessus,
métamorphose exprimée par la fameuse « méditation de Thaïs »,
véritable concerto irrésistible pour violon et orchestre: le tableau
chorégraphique qui accompagne l’épisode, accumule d’ailleurs les
redites voire la confusion: immense sablier pour signifier que le temps
de Thaïs comme nouvelle convertie est venu, danseurs suspendus à des
filins, tête inversée, à l’appui, sans compter la multitude des
danseurs sur le plateau… à quoi bon cette surenchère d’effets pour
une page instrumentale qui doit toucher par son intensité mystique
moins par ce foisonnement visuel? Le basculement de la sensualité
flamboyante à Alexandrie vers l’épure et l’austérité de la Thébaïde et
la traversée dans le désert d’Egypte, est de facto, contredit par la
réalisation scénique constamment opulente.
Dans la fosse, le chef Gianandrea Noseda
veille au grain: couleurs orientalisantes de l’orchestration, énergie
des étapes dramatiques clés… la brillance et l’intériorité de la
tenue du chef atténue les débordements de la scène, les épanchements
envahissants de la chorégraphie renforcés au dvd par les déplacements
et plans rapprochés de la caméra.
Au global, malgré la limite des solistes, les dérapages scéniques et
chorégraphiques dont on comprend néanmoins que la richesse des effets
aura comblé les spectateurs de la production turinoise, cette Thaïs
ne manque pas de souffle même si les tableaux -parfois hollywoodiens:
quand les danseurs s’emparent des planches- atténuent dans le
déroulement de l’action, la fine métamorphose émotionnelle de Thaïs, de
la Vénus infernale et pècheresse à la créature saisie par une
révélation mystique qui en fait la nouvelle épouse de Dieu…
L’enregistrement de la production et son transfert au dvd sont donc
légitimes.
Jules Massenet (1842-1912): Thaïs,
comédie lyrique en 3 actes, d’après un livret de Louis Gallet, inspiré
de la nouvelle d’Anatole France. Lado Ataneli (Athanaël), Alessandro
Liberatore (Niclas), Barbara Frittoli (Thaïs)… Orchestre et choeur du
Teatro Regio de Turin. Gianandrea Noseda, direction.