Amsterdam, janvier 2008: le spectacle de Pierre Audi recrée un espace atemporel, d’une très belle épure formelle qui met dans la lumière, la force morale des héros (en particulier l’abnégation loyale de Pollux pour le bonheur de son frère Castor), mais aussi le déchirement des passions haineuses (Phébé, amoureuse impuissante de Castor) que le drame suscite: car Castor aime Télaïre. Et ici, en un renversement symbolique frappant, la fille d’Apollon, Phébé, est une figure des ténèbres, en rien lumineuse, capable de susciter les Enfers comme de commander aux furies…
La scène ainsi construite, en cubes évidés et tétraèdres monumentaux dessinent le lieu des sublimations et des métamorphoses. L’immense pentagone qui s’évide en cours d’action exprime la menace qui fragilise l’équilibre du monde et la scène des héros: comparable aux tragédies raciniennes, l’action de Castor et Pollux éclaire l’activité des forces obscures de la psyché (jalouisie, haine…) incarnée par la bilieuse Phébé. Contre la noblesse de Pollux et le bonheur de Castor, le Mal multiplie ses traits: qu’importe, la résistance et la constance dont sont capables les deux frères, confirment avec d’autant plus d’éloquence, leur noblesse d’âme.
Dans cet esthétique de la géométrie et de l’abstraction, les situations entre personnages et leurs relations, en sont plus claires; le mouvement des danses (superbe dans l’élégance et l’incisivité, signé par le chorégraphe Amir Hosseinpour), plus expressif; l’opposition des deux mondes, du Bien et du Mal, plus articulée et évidente.
On comprend aisément que l’opéra ait été l’un des plus représentés au XVIIIème, déclassant le modèle versaillais Grand Siècle hérité de Lully: avec Rameau, le raffinement inouï de la musique orchestrale exacerbe et accentue la capacité poétique du chant, la fusion jubilatoire des scènes déclamées et des ballets, le tout inféodé à une idée nouvelle du théâtre lyrique, où paraît l’essor du sentiment (et non plus de la sensiblerie antérieure). L’amour qu’éprouve les deux frères Castor et Pollux, dépasse assurément les poncifs de la comédie sentimentale et du drame tragique: ici, le spectateur comme une toile de Nicolas Poussin, est constamment élevé par la représentation des vertus les plus nobles.
Pour mieux « goûter » la puissance de la musique, ce minimalisme, accordé au hiératisme statique des héros, est remarquablement efficace: symboliquement tous les personnages majeurs surgissent de l’orchestre vers la scène en un pan incliné qui s’élève vers le plateau scénique.
Le regard des concepteurs sert constamment la clarté du sujet; la direction de Rousset ne bavarde pas, ni n’ornemente sans dessein: tout est dosé, mesuré, pensé avec cette mesure française et un souci louable de la clarté. Le chef éclaire dès l’ouverture ce qui fait de l’opéra, un manifeste philosophique (en cela comme pour Zoroastre, servi par la même équipe à Drottningholm), et aussi, une dramaturgie raisonnée et contrastée, érudite et palpitante (toute la contradiction si riche de la scène raméllienne): pénétré par l’esprit des Lumières, Rameau surclasse aisément ses contemporains par un génie spécifique qui accorde la nécessité de grandeur (non pas de grandiloquence) propre à la Tragédie royale, au besoin d’action sentimentale à mesure humaine: ici, les héros divins ou semi divins souffrent et luttent comme tout mortel.
Déclamation préservée
La distribution est de première qualité: Anna Maria Panzarella qui a chanté sous la baguette de Christie à Paris, défend un chant maîtrisé, bien que moins convaincant que dans Zoroastre déjà cité où la soprano articulait davantage et soignait avec plus de subtilité l’inflexion de la prosodie, imposant une conception d’Erinice, mémorable parce que très aboutie; sa Télaïre manque souvent de noblesse et de distinction, deux états qui naturels chez Véronique Gens, font de sa Phébé, une déité haineuse mais stylée, à l’articulation précise. Judith van Wanroij (Cléone, une suivante) offre une troisième couleur, tout autant ciselée à la présence des femmes.
Comme souvent, la tenue des hommes, superbement préparés au labyrinthe du français baroque, si situe à un niveau plus élevé encore: phénomène rare et d’autant remarquable, les deux chanteurs dans les rôles-titres, ne sont pas français, mais quelle autorité verbale! Certes, le ténor Finnur Bjarnason (Castor) manque parfois d’égalité dans l’émission de la ligne, négociant avec la justesse mais son timbre flûté, qui pourrait déranger certains, réalise avec style, la très difficile ligne vocale constellée d’harmonies inattendues de son personnage; il ne manque jamais de grandeur ni de caractère. Plus évident reste le Pollux du baryton Henk Neven: articulation et projection sans appui, aisance des nuances et des accents, musicalité naturelle de la voix… Rien à reprendre: le chanteur offre du frère qui se sacrifie dès le début de l’opéra, un portrait sincère, humain, sans grandiloquence ni affectation (ce qui est plus rarement le cas chez ses partenaires féminins). Soulignons enfin le Mercure du ténor Anders J. Dahlin, autorité protectrice qui assiste Pollux aux Enfers: tempérament, passion, feu, éclat des aigus et vaillance de la diction: là encore, une superbe incarnation.
En écartant toute raideur pour une solennité émotionnelle, où fusionnent élégance et clarté (le chant déclamé est ici dans sa globalité idéalement servi par le plateau), la production d’Amsterdam surclasse sans réserve les précédents enregistrements de l’ouvrage, audio et vidéo: en comparaison Christie semble plus anecdotique et même maniéré. Bravo au trio Rousset, Audi, Hosseinpour qui en récidivant l’éclatante réussite de Zoroastre (chez le même éditeur), restituent dans sa perfection multiple, le théâtre de Rameau, l’un des plus captivants qui soient. La production néerlandaise est d’autant plus remarquable qu’à Paris, malgré nos 4 théâtres lyriques (TCE, Châtelet, Bastille et Garnier), pas un seul n’a l’intelligence de programmer Rameau: un comble pour le compositeur baroque, le plus grand génie de la scène au XVIIIème siècle!
Jean-Philippe Rameau: Castor et Pollux, version de 1754. Tragédie lyrique en quatre actes. Livret de Pierre-Jospeh Bernard. Création à l’Académie Royale de musique, à Paris, le 24 octobre 1737. Version révisée par Rameau, présentée sur la même scène parisienne, le 8 ou 11 juin 1754. Anna Maria Panzarella (Télaïre), Véronique Gens (Phébé), Henk Neven (Pollux), Finnur Bjarnason (Castor), Anders J. Dahlin (Mercure), Nicolas Testé (Jupiter), Judith van Wanroij (Cléone)… Les Choeurs de l’Opéra d’Amsterdam. Les Talens Lyriques. Christophe Rousset, direction. Pierre Audi, mise en scène. Amir Hosseinpour, chorégraphie.
En complément: docu de 16mn sur la production et la préparation scénique et musicale avec les chanteurs et l’équipe…
Illustrations: Télaïre et Phébé (Anna Maria Panzarella et Véronique Gens), Pollux (Henk Neven), les mêmes autour de Jupiter (Nicolas Testé) © Opus Arte 2008