lundi 28 avril 2025

Jean-Honoré Fragonard,Le verrou (1776-1780)

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Il n’est pas de tableau, récemment révélé qui n’ait suscité autant de débat critique et d’analyses que l’oeuvre de Fragonard. Proposons à notre tour, fiers de cette vigilence aiguë qui conduit notre perception visuelle, une lecture du Verrou, oeuvre tardive de Fragonard. La toile est peut-être l’une des découvertes les plus spectaculaire du XX ème siècle : on ne la tenait pas, jusqu’à il y a peu de temps, pour une œuvre du maître, tant sa facture contredit ce que nous connaissions de lui. Le traitement des drapés exhibe cette qualité émaillée et égale qui s’oppose à la main instinctive et sanguine du « Frago », généreux, spontanée et virtuose. Où donc est le peintre qui fut capable d’emporter l’exécution d’un portrait en seulement deux heures : voir ses portraits dits de fantaisie, circa 1765 ? Mais la rapidité et l’emportement de la touche ont abandonné la spontanéité du faire sans pour autant renier le sentiment du mouvement : ici, l’action est d’un rythme exemplaire, enlevé. C’est bien d’un enlèvement dont il s’agit.

L’histoire a montré qu’un même peintre pouvait produire un renversement ou un renouvellement total de sa pratique, au point de brouiller l’entendement et la compréhension globale de son métier ! Le cas du Verrou en serait un exemple frappant.

Ainsi contre toute attente, dans le Verrou, l’écriture et le style descriptif et précis, évoquent ce léché rigoureusement néoclassique, si proche d’un Greuze. Il prélude au feuillé académique, qui triomphera sous l’Empire et la Restauration, grâce à David.

Or constater ce style rationnel démentissait la connaissance des œuvres antérieures mues par la passion instinctive de « Frago » l’impétueux. Exposé récemment comme autographe, Le Verrou est accroché aujourd’hui aux cimaises du Louvre, dans le département des peintures françaises, aux côtés de l’Adoration des bergers, avec lequel il forme un pendant. Peint entre 1776 et 1780, il a été effectivement exécuté après l’Adoration qui était déjà dans les collections de leur destinataire et commanditaire, le Marquis de Verri.

Sur le plan musical, les deux toiles sont donc contemporaines de la révolution qui s’opère sur la scène de l’Académie royale : Gluck fait représenter ses tragédies lyriques sous la protection de la très jeune reine de France, Marie-Antoinette, ses deux Iphigénies, Alceste et Orphée

Les deux toiles de dimensions proches constituent un cyle philosophique sur le thème du sentiment amoureux. Ici, l’effusion lascive des corps ; plus suggérée que représentée. Là, l’élan mystique de l’âme. Nous verrons comment prenant le seul exemple du Verrou, la structure de la disposition éclaire l’invention géniale de l’artiste et pour notre démonstration, précise dans quelle direction s’oriente la lecture et la signification de l’œuvre.

Diagonale de l’éros. Dans l’épaisseur de l’image se dégage peu à peu une autre réalité hors champs, qui excite non l’œil mais l’esprit. C’est dans ces strates qui parlent à la sensation pure qu’apparaît la pensée de la peinture. Sa forme et sa tension, fascinantes. L’arc tendu comme une volonté du jouir surgit dans la dynamique de cette oblique qui structure toute la scène. De la pomme au verrou. Cette ligne explicite et parfaitement lisible, soutient toute la lecture, elle exprime le mouvement de l’œuvre. Son élan irrépressible. En contenant toute la tension de l’action et de la lecture, dans une simple et unique figure, Frago nous dévoile la hauteur de son art. Simplicité, clarté, fulgurance. Cette ligne est l’expression de l’éros.

Fragonard a saisi l’élan du pinceau, cette agilité virtuose « italienne » ou latine, qui chatouille son plaisir de peindre. Le narcissisme tactile s’inscrit dans le terreau de la couleur. La brosse s’ébranle, s’agite, l’écriture et le style orchestrent ce « fa presto » (ou « faire vite ») qui le distingue des autres peintres de son époque. Cet « autre de la peinture », double secret, moi visible de l’artiste, qui contiennent en instance l’âme du tableau et la volonté qui l’a suscité, dévoile l’intention intime du peintre et nous aide à comprendre véritablement ce qui s’offre à notre regard. Ce qui est jeu, c’est bien l’arc tendu du désir, et son accomplissement inéluctable.

Rentrons à présent dans le tableau vers ce qui nous attire immédiatement : en marge et pourtant au premier plan si l’on prend en compte l’importance en surface qu’il occupe dans le cadre du tableau, surgit le bouillonnement des drapés. Il constitue le meuble phare de la scène : ce vaisseau de tissus et d’étoffes qui forment le lit, objet de tant d’analyses. Regardons précisément cette bourrasque de matière, hallucinante au regard, et qui traduit sur la gauche, dans ce mouvement général oblique et décentralisant, un siphon de plis : couverture défaite de la couche où se sont imprimés les mouvements des corps ; amples et profonds replis des tentures du baldaquin en lourdes mais nerveuses suspensions.
Plus que les figures (d’ailleurs placées à contre direction, sur l’extrême droite de la toile), le corps des tissus expriment explicitement (comme image identifiable) mais aussi (et c’est là le point essentiel de notre démonstration), dans la corporalité physique et technique de la matière picturale (touches brossées liquifiées sous de vaporeux glacis évanescents), le sens de l’œuvre : la guerre d’amour.

C’est la guerre d’amour telle que la chantent les protagonistes du Combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi (livre VIII, 1638) : la pulsion, le désir naissant, puis irrésistible, la fulgurance des passions. Dans la peinture de Fragonard, c’est la conquête du corps défendu, la lutte ultime vers la pénétration promise. Cette terre des plaisirs, cette île d’amour pour reprendre le climat d’une peinture de Watteau (L’île de Cythère), est le cadre du tumulte annoncé, à venir. Mais si Frago fixe l’instantané de l’élan lascif dans son accomplissement fugace furieusement volé, en un acte qui sera certainement sans lendemain, Watteau inscrit dans la durée, son rêve où la mélancolie des amants, condamnés à l’irrésistible séparation, doivent quitter le lieu de l’enchantement. Si Frago s’en tient à saisir l’excitation, ce qui s’apparente à un viol, Watteau peint la sacralisation, éternellement suspendue du désir amoureux. Ce « lieu du crime », où le bourreau achèvera sa victime et jouira de ce triomphe, est clairement signifié dans les formes équivoques des courbes textiles. S’y lisent gonflés par la concentration du carmin, un sein opulent, des cuisses redondantes ! Dans la profondeur obscure des draps rouges (le rouge, couleur du sang ; serait-ce l’arène où l’offrande pourra être consommée ?), le rouge, indice de la passion, de l’instinct qui se libère totalement ? -, forment comme une caverne vaginale.

Avant ou après? Daniel Arasse affirme que le désordre du lit indique que le péché (voir la pomme, rappel moralisateur) a été commis : mais alors une question se pose : pourquoi le couple est-il devant la porte ? le bras de l’homme s’étire vers l’objet criant du tableau, ce verrou qui hurle cette indécente frénésie qui s’affiche ici sans concession ? L’homme voudrait-il ouvrir (et non fermer) la porte? Nous pensons que la scène, est bien plutôt celle d’une prise en otage, d’un enfermement, d’une séquestration. En fermant le verrou, l’homme s’assure qu’il ne sera pas dérangé pour commettre l’acte.

Pourtant la mise de la jeune femme est encore très habillée, pour un acte qui vient de s’accomplir. Ou bien comme nous le pensons, l’homme ne s’apprête-t-il pas à achever finalement des préliminaires où la proie s’étant débattue à fait tomber la chaise et bouscouler quelques autres objets, comme la cruche (autre symbole vaginal). Nous sommes donc avant et non après. Le mouvement de l’œuvre n’est pas le final d’un opéra sexuel où la tension se relâche dans l’ultime et vaine résistance de la femme, mais plutôt à quelques secondes de la catastrophe, comme l’indique la direction ascensionnelle de la disposition, -cette oblique de l’énergie progressive qui s’acrroît par la charge du désir triomphant-, et qui relie tout les éléments de la scène (la pomme, annonce de l’acte et de la consommation à venir ; le lit : image du tumtulte des corps ; les personnages, la réalité de l’action qui va s’accomplir ; le verrou : symbole ultime d’une résistance trop fragile sinon éphémère). Nous assistons donc aux préparatifs d’une mise à mort : la victime n’étant pas le corps de la jeune fille mais bien sa virginité. C’est le sens du bouquet de fleur jeté à terre, devant la silhouette du jeune homme.

Ne devons-nous pas ainsi comprendre l’attitude du conquérant comme une dernière assurance avant l’effusion décisive : il ferme ce verrou qui lui garantit la tranquille réalisation de sa jouissance. La contraction (il est vrai plus théâtrale que sincère) de la jeune otage, est une dernière tentative, elle aussi, de résistance à ce qui va inéluctablement s’accomplir.
Le drame est construit sur une montée en puissance, crescendo, accelerando. L’irruption du désir, son déferlement et son triomphe imminent.

Un tableau moralisateur.
Mais dans cette revendication libre du plaisir instinctif et animal, ne faut-il pas aussi entrevoir le risque de la transgression sociale : s’est-on demandé qui étaient les personnages ? Un noble exerçant sur sa domesticité, son droit de cuissage ? Mais si tel était le cas, l’œuvre ne pointe-t-elle pas du doigt ce droit féodal abusif, infâme privilège de l’aristocratie décadente qu’épingleront Beaumarchais, puis Mozart et Da Ponte dans leur première collaboration, les Noces de Figaro, créé à Vienne en 1786, d’après Le mariage de Figaro, représenté à Paris en 1785. Quatre ans plus tard, ce sera la Révolution. Le rapport des dates établit clairement là encore la fulgurance visionnaire de l’exercice pictural.

Et d’ailleurs, dans la production de Fragonard, le Verrou, conclut une série inspirée par l’amour, depuis les années 1775 ! Il s’agit même d’uns conclusion en forme d’apothéose volontaire. Les hasards heureux de l’escarpolette, le voeu à l’amour, Fragonard a aussi peint des scènes à la teneur anacréontique sulfureuse, obscène voire pornographique, dont le double sens, à l’apparente joliesse, place le spectateur en position de voyeur consentant. Ici, la violence suggestive de l’action, -les êtres se débattent mais l’action centrale n’est pas rerpésentée-, tend à susciter la réaction du spectateur.

Dans l’appartement du commanditaire, où le tableau était le pendant d’une Adoration des bergers, amour sacré, Le Verrou, amour profane, devait par contraste, affirmer le déploiement de la sensualité provocante et scandaleuse. C’est bien les débordements du dépravé, son essence animale, sa sauvagerie barbare, qui devaient être opposées à la nature spirituel de l’amour pour le Christ.

Petit épisode de jeunesse où la victime feint de résister ? courte contine où un jeune étalon impose sa virilité amoureuse en conquérant l’élue de son cœur ? ou dénonciation d’un viol cruellement arrangé sous le couvert du privilège aristocratique ? Scène de genre, d’un genre scabreux ou image de dénonciation ? Le Verrou est l’enjeu de cette lecture à double sens. Ici un Dom Juan juvenceau violente une pauvre Zerlina … mais ici, contrairement à l’opéra de Mozart, l’acte sera consommé en définitive… Ne verrons-nous pas alors surgir avec d’autant plus de force, le trio des défenseurs ou plutôt alors, des accusateurs : Don Ottavio, Donna Anna et Donna Elvira levant, sous leur masque, le doigt accusateur de Dieu ? Le sens de l’œuvre violentée par un sujet qui sait être explicite sans se dévoiler, est aussi moralisateur. Outrer la représentation formelle, démultiplier les épisodes symboliques comme autant d’indices à dénoncer, pour bien sûr, faire réagir le spectateur et l’exhorter à condamner un acte obscène que réprimande la morale. Représenter la trivialité pour, non l’encourager, mais bien la dénoncer.

La droite oblique de la composition confirme que l’œuvre est construite sur l’hyperbole, un élan irrésistible. Quant au nid des textures, il signifie le cadre où cet élan prend son essor. C’est même l’emblème d’un acte honteux qui va se réaliser : il n’est pas représenté mais suggéré, ce qui est plus fort encore. La toile est donc centrée sur le regard. Dans l’acte pictural, l’artiste opère un dévoilement de la réalité. Le sens profond de l’oeuvre exploite cette mise en scène de la fonction visuelle et représentative du tableau. En définitive, Fragonard a peint un sujet qui n’est pas visible, mais dont la vue reportée, est au centre de la scène.
Dans cette partie qui offre à la peinture sa texture quasi organique, il est fabuleux de constater que le tableau non plus sujet, mais matière, a trouvé sa chair et ses formes sensuelles grâce à la seule invention de Fragonard. Le peintre y développe le plaisir de la matière, plaisir des riches effets de textures et de couleurs qui compense ici un effet nouveau de son écriture, la précision du dessin.

L’invisible ou plutôt l’inintelligible exprime le souffle essentiel de la peinture. Ce corps implicite de l’œuvre que j’appelle « l’autre de la peinture » constitue le message profond du tableau en ce qu’il contient l’esprit et peut-être aussi d’une certaine façon, le testament spirituel du peintre. Forme et intention inconsciente de l’auteur font corps. Cette alliance alchimique qui produit une conjonction implicite donnerait-elle une réponse à la question : qu’est-ce qu’un chef d’œuvre ? Naît- il de la matière ou de son sujet ?

Illustrations
Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou (1776/1780, musée du Louvre, Paris)
Watteau, le pèlerinage à l’île de Cythère
Jean-Honoré Fragonard, l’adoration des bergers (1775, musée du Louvre, Paris).

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