Haendel et les castrats

A ne pas rater

Autorisée pour l’église

A l’origine interdite, la castration est tolérée quand le Pape Clément VIII (1592-1605) autorise la « fabrication » des castrats ou « musici » s’ils honorent par leur chant, la gloire divine. Une précaution bien utile tant le prestige des voix angéliques portées par les eunuques captive les auditoires venus en masse dans les églises, en particulier à Rome. Or de fervents et d’adorateurs, l’Eglise Romaine, secouée par la Réforme, a bien besoin. Il lui faut des voix capables de chanter ses mérites et convertir de plus en plus d’âmes impressionnables. Le chant romain sera celui des castrats.

Essor au théâtre

Dès l’avènement de l’opéra florentin puis vénitien, les castrats participent à l’essor du théâtre vocal. Ils sont trois dans la distribution de l’Euridice de Caccini, l’inventeur de la langue mi chantée mi parlée, du nouveau style baroque. Très vite, les cimes éthérées atteintes par leur timbre angélique et céleste fascinent les audiences, et contribuent pour beaucoup au succès du genre opéra. Monteverdi réserve à un musico soprano, le rôle de son Néron dans Le Couronnement de Poppée.
A Naples, avec Alessandro Scarlatti, vers 1680, les castrats s’imposent définitivement sur la scène des théâtres. D’autant que la ville, regroupant pas moins de quatre conservatoires (Sant’Onofrio, La Piétà dei Turchini, Santa Maria di Loreto, Li Poveri di Gesù Cristo) se spécialise dans la fabrication des musici. Pour un jeune garçon, la gloire et le prestige associés à la carrière d’un musico, devient un but déclaré, encouragé par la famille, surtout si trop modestes mais avides, parents et amis envisagent de substantiels dividendes grâce au succès de leur avorton. Chacun rêve d’une formation sous les directives de Nicolo Porpora, tel le jeune Cafarelli, l’un de ses meilleurs élèves. Les études d’un musico sont alors complètes: théorie, pratique, gestuelle, art dramatique, culture antique et littérature. Outre leur don, les musici étaient aussi, pour certains, de fins lettrés.
Dans les faits, comme partout et à toute époque, beaucoup de candidats et très peu d’élus. L’art reste exceptionnel et rare. C’est là son prix et sa valeur. Combien de vedettes adulées, recherchées, honorées, célébrées sur les presque 4000 garçons opérés par an (!)? Combien ont traversé les épreuves de la convalescence, de l’apprentissage, des doutes, des sacrifices?
Au XVIIIème, les héros castrés ont pour nom, Giuseppe Appiani, Giuseppe Aprile, Giovanni Manzuoli, Felice Salimbeni (admiré par Casanova). Le castrat est un fanstasme, un dieu terrestre encore adulé quand Gluck lui réserve le rôle de Paris, dans Paride ed Elena. Le musico Giuseppe Millico relève alors le défi du personnage. Et Mozart fait de même pour son Idamante dans Idomeneo: aucun autre chanteur ne pourrait prétendre incarner le caractère que son cher « amato castrato Del Prato ».
Et que dire à propos de cet autre idolâtré, le soprano Venanzio Rauzzini auquel Wolfgang avait, avant Idomeneo, reservé le rôle de Cecilio dans Lucio Silla et composé son exceptionnel Exsultate, Jubilate… L’Europe applaudit sans tarir leur divine tessiture, en Italie naturellement mais aussi jusqu’à Munich, Vienne, Varsovie et … Saint-Pétersbourg.
Bologne est aussi un foyer actif. Les plus grands chirurgiens y professent et opèrent les futurs grands : tel, Gaetano Berenstadt, Tolomeo du Giulio Cesare de Haendel.
Entre 1720 et 1750, le phénomène des castrats marque l’âge d’or de l’opéra virtuose, acrobatique, théâtre de la performance moins de la cohérence dramatique. Les chanteurs sont des « monstres » à vocalises dont l’agilité et les performances attirent les foules. Contradiction notoire: la voix des castrés pénètre avec une acuité jamais connue jusqu’alors, l’ouïe la plus délicate comme la plus exigeante. Mieux, l’eunuque privé de sa semence dangereuse, devient l’objet du désir féminin, excité par la perspective d’une union répétée, sans risque de procréation.

Les castrats de Haendel

L’un des plus grands compositeurs de l’opéra seria compose au moment où Naples, Bologne et Rome offrent aux cours européennes médusées, les fleurons de leurs écoles lyriques. Quand Haendel écrit ses plus grands ouvrages, le chant des castrats connaît son âge d’or.

Nicolini

Le chanteur préféré du compositeur napolitain Provenzale, Nicolo Grimaldi dit Nicolini (1673-1732) fut membre de la chapelle royale de Naples.
Il marque les grands rôles des opéras d’Alessandro Scarlatti avant de chanter pour Haendel à Londres. Il sera le premier Amadigi et surtout un Rinaldo mémorable. Son art du récitatif, son élocution dramatique sont restés des références pour ses successeurs.

Senesino

Contemporain de Haendel, et né comme lui vraisemblablement en 1685, le contralto Francesco Bernardi dit Senesino en raison de sa naissance à Sienne (1685-1759), fut adulé pour le naturel de son chant comme de son jeu scénique. Dès 1719, Haendel le recrute pour son Académie Royale de Musique, comme « primo uomo ». De fait, londonien dès 1720, Senesino chante les 14 opéras haendéliens présentés jusqu’en 1728 au King’s Theatre. Radamisto, Ottone, Admeto, Orlando, Andronico (dans Tamerlano), Bertarido (dans Rodelinda), surtout Giulio Cesare seront ses grands succès sur les planches londoniennes. Mais en dépit de son art d’une souplesse désarmante, il ne cessait d’agacer le compositeur
lui-même difficile et d’humeur variable. Pourtant leur collaboration se déroule sur quinze années: Senesino chante encore dans les oratorios Esther et Deborah.

Carestini

Le mezzo ample et grave, Giovanni Carestini (circa 1704-1760) est formé à Rome. Il chante pour Vivaldi dans Siroe (1727), puis pour Haendel qui en fait son premier Ariodante, puis Ruggiero dans Alcina. C’est en refusant un air que Haendel lui présentait que l’interprète arrogant, suscita l’une des colères fameuses du Saxon. Haendel qui ne transigea jamais sur son art, évaluant à sa juste mesure, la tyrannie du chanteur, affirma son génie dramatique bien supérieur à la vision d’un chanteur, fût-il Carestini.

Cafarelli

Né à Bari, village des Pouilles en 1710, Gaetano Majorano, dit Cafarelli, est d’origine noble comme Farinelli. Disciple comme ce dernier de Porpora, Cafarelli impose un feu bouillonant sur la scène comme à la ville. A Londres, en 1735, Haendel lui taille le rôle sur mesure de Serse.

Il Gizziello

Soprano léger et tragique, Gioacchino Conti dit Il Gizziello (1714-1761) triomphe dans Artaserse de Vinci à Rome. Haendel écrit pour lui plusieurs opéras : Atalanta (1736), Berenice (1737)
enthousiasmé par les performances d’un soprano dont il sollicita le contre-ut.

Guadagni
Gaetano Guadagni (1729-1792) est à l’opposé de ses rivaux et contemporains, Farinelli ou Bernacchi, tendre, simple, « poète ». Ni ornementation ni acrobatie artificielle, il impose son timbre d’alto avec mesure et simplicité. En particlier, dans les « notes mourantes » et l’art de diminuer les sons… Sa rencontre avec Haendel à Londres en 1749, à 20 ans, est décisive pour sa carrière: le compositeur adapte pour son volume et sa tessiture, plusieurs airs de Samson et du Messie, mais aussi le rôle de Didymus dans Theodora. Il devait ensuite triompher dans le rôle d’Orfeo pour Gluck et Cazalbigi, à Vienne et 1762.

Farinelli

Une place particulière doit être réservée au plus grand castrat de tous les temps, Farinelli (1705-1782). Bien qu’il ne participa à aucune production de Haendel, son chant demeure incontournable à l’époque du compositeur. Arrivé en 1734 à Londres, le chanteur y sème une tempête d’admiration qui a compté dans le succès de l’opéra italien. Né dans une famille noble le 24 janvier 1705, Carlo Broschi, castré après une mauvaise chute de cheval (raison familièrement avancée pour justifier l’acte honteux), suit à Naples les leçons de Porpora, comme Cafarelli. L’ami proche de Métastase, se spécialise très vite dans les rôles travestis, ceux des femmes angéliques. Fin, sensible, intelligent, le chanteur retient la critique de l’Empereur Charles VI qui le trouvait ampoulé, maniéré, grotesque. Farinelli reprend son style: plus direct, sincère, sobre. Il acquiert une technique désormais irrésistible et un talent d’acteur renouvelé.
A partir de 1737, l’illustre vocaliste enchante le mélancolique souverain d’Espagne, Philippe V, dont la nature suicidaire sera prolongée grâce à la voix céleste du musico, jusqu’à sa mort, survenue en 1747. A 42 ans, Farinelli poursuit sa carrière sous le règne du successeur de Philippe V, Ferdinand VI qui le nomme directeur de l’Opéra de Madrid, dont Métastase est le poète officiel.
Etrange destinée que celle du chanteur ministre, médecin d’une âme royale qui resta plus de 20 ans en Espagne, adulé, estimé, choyé. Or Farinelli ne chantera pas pour Haendel. Pire, à Londres, le castrat se produira en 1734, sur la scène du théâtre rival de celui de Haendel, quand l’opéra de la Noblesse, demande à Porpora de produire de nouveaux opéras italiens, suscitant la banqueroute du Saxon.

Nouvelle interdiction

Mais dès la fin du XVIII ème siècle, les révolutionnaires et surtout, Jean-Jacques Rousseau s’en prennent à un acte honteux et contre nature. Napoléon renchérira en interdisant la castration sur les jeunes garçons. En 1878, un décret papal prohibe la castration. Et la boucle est ainsi bouclée. Le castrat a fini sa carrière. Il appartient désormais à l’histoire et à la légende. Un rêve ou un fantasme que certains aujourd’hui tentent de ressusciter grâce à nos altistes et sopranistes masculins modernes.

Illustration
Portrait de Haendel (DR)
Portrait de Senesino qui fut l’un des musici les plus fidèles de Haendel (DR)
Portrait de Carlo Broschi dit Farinelli (DR)

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