vendredi 25 avril 2025

Gustave Charpentier et le Prix de Rome (1887-1890)Musiques du Prix de Rome, vol. 3. Livre disque 2 cd Glossa

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Ce 3 ème volume de la collection « Musiques pour le Prix de Rome » s’inscrit au même niveau que les opus précédents (consacrés à Debussy et Camille Saint-Saëns): révélateur et défricheur, ce livre disque est à nouveau un modèle du genre, éditorialement soigné et même généreux (2 cd proposent plus de 2h de musique, si méconnue), scientifiquement passionnant, musicalement captivant. C’est Gustave Charpentier (1860-1956) qui en sort réestimé: son séjour à Rome, (1888-1890) comme lauréat du Prix de Rome grâce à sa cantate Didon, s’avère fructueux et même décisif. Le présent album très documenté est à rapprocher du récent ouvrage édité chez Symétrie, Le Concours du Prix de Rome de musique qui aborde en édition pionnière, le fonctionnement et l’histoire du Concours ainsi que les Cantates. N’y paraissent pas malheureusement les envois de Rome dont le présent livre disque apporte un éclairage capital s’agissant de Gustave Charpentier.


Gustave Charpentier à Rome

Les Impressions d’Italie datent de 1889; il s’agit donc après Didon, cantate de 1887 et si méritante pour le pas si jeune élève de Massenet (27 ans quand il remporte le Prix) d’une partition « tardive »; et déjà tout le talent coloriste et climatique de Charpentier s’y dévoile sans raideur, avec une tendresse jaillissante, une finesse suggestive qui annonce le génie de Louise, drame psychologique et lui aussi si atmosphérique.

Rome demeure une période majeure pour la maturation du musicien apprenti: c’est en Italie qu’il conçoit sa Louise montmartroise; c’est à Rome, après de nombreux séjours à Florence et à Venise, mais aussi jusqu’à Bayreuth (le wagnérisme n’est jamais très loin: lire plus loin notre commentaire sur la cantate Didon), que Charpentier devient Charpentier.

Voilà donc un nouveau jalon décisif pour la juste réévaluation des oeuvres italiennes, et pour la connaissance de ses fameux envois de Rome que l’on s’obstine à minimiser encore. Un vrai grand talent s’y précise: l’orchestre y est foisonnant, éruptif, grandiose et aussi sincère et tendre, d’une vérité sensible puissamment originale. Pas facile pour l’interprète de concilier les deux extrémités de ce style si contrasté, qui exige une maîtrise constante des dynamiques et des nuances. De 1888 à 1890, Charpentier ouvre de nouvelles perspectives dont témoignent après sa Didon (elle aussi si moderne), les deux symphonies ici enregistrées et d’un intérêt capital: La Vie du poète (1888) et Impressions d’Italie (1889);

Hervé Niquet sait nourrir la grandeur et le souffle sans en imposer les boursouflures; le chef exprime la violence et parfois la sauvagerie de l’orchestre de Charpentier tout en en ciselant les multiples évocations colorées: climat secret et pudique de Sérénade; épanchement lyrique et direct d’A la fontaine; cheminement plus nerveux d’A mules; puis s’impose ce parfum de torpeur enchanteresse… de Sur les cimes... entre ivresse et rêve, deux facettes si présentes dans l’écriture de Charpentier (« ivresse »: le compositeur emploie même le mot pour intituler l’ultime volet de sa tétralogie symphonique « La vie du poète »).

Avec Impressions d’Italie, le compositeur se distingue par son génie des alliances de timbres (superbe orchestrateur), par ses visions d’architecte dramatique dont les accents confinent souvent aux spasmes:
écoutez enfin, -comme l’aboutissement de cette épopée méridionale-, le spectacle d’une ville miraculeuse: Naples (Napoli), révélée en une explosion enivrée elle aussi de parfums et de couleurs, un éblouissement de sensations vécues sur le motif très certainement… une sorte de jungle urbaine devenue intensément sonore qui préfigure avant un Américain à Paris, la sensation concrète de l’activité humaine, la ruche plébéienne, celles des rues et des places encombrées sous le soleil le plus accablant…

Cordes prenantes et d’une sensualité rayonnante, cuivres précis, vents ciselés… tout indique chez Charpentier ce coloriste dont les accents spectaculaires ont parfois une démesure cinématographique; Mais Hervé Niquet sait nuancer évitant toute distorsion… préambule au kitsch; il y a infiniment de goût dans ce programme symphonique et « pittoresque » (les Impressions d’Italie portent le titre de « Symphonie pittoresque« ); ni strictement descriptive, ni seulement narrative: la matière musicale délivre un puissant sentiment d’évocation qui s’appuie sur le récolement de motifs populaires authentiques; preuve étant faite que les académiciens privés de liberté mais cantonnés à la Villa Medicis, pouvaient de facto in situ s’inspirer des spécificités du paysage italien…

Avec Didon, la preuve d’un génie musicien est faite; avec cette cantate, Charpentier remporte en 1887, le Premier Prix de Rome: rappelons la valeur du présent enregistrement qui rétablit dans sa construction dramatique et sa modernité musicale, la version originale pour 3 voix et grand orchestre. Apport discographique majeur puisque l’on sait que les cantates étaient le plus souvent jouées dans une réduction pour voix et… piano. Tout le spectre expressif et la palette si flamboyante du poète orchestrateur se dévoilent enfin ici; saluons le Palazzetto Bru Zane Centre de musique romantique française, coéditeur du livre cd avec Glossa, de nous offrir cette approche originelle des partitions conçues dans le cadre du Prix de Rome. D’ailleurs, la cantate a été donnée lors d’un concert événement à Venise, Scuola di San Rocco, lors du festival Du Second Empire à la troisième République en avril 2011.

De la Didon antique, sujet si traité avant lui, depuis les compositeurs baroques, Charpentier imagine déjà une architecture radicalement nouvelle qui réactualise les enjeux de la scène troyenne: en cela il suit les recommandations de son maître Massenet, en particulier dans le traitement du personnage d’Enée et dans l’apparition du fantôme d’Anchise, rappelant au devoir; l’écoute de la réalisation souligne le métier du jeune compositeur, sa sensibilité instrumentale mise au service de la construction et des enjeux dramatiques et psychologiques du sujet.
Le jeune Français démontre sa très grande connaissance du théâtre wagnérien, une attention particulière au principe du leit motiv, à ses très subtiles possibilités expressives… le geste est sûr, l’assimilation jamais répétitive ou passive au regard de sa source; c’est un wagnérisme français d’une constante subtilité, où le grand format n’empêche pas la finesse psychologique ni une réelle sensibilité aux atmosphères. Après l’aube aux clartés matinales, l’orchestre plonge dans la psyché de l’Amoureuse encore enivrée par sa nuit d’extase; le chef éclaire le basculement de l’orchestre du point de vue de Didon à celui d’Enée, convaincu par la nécessité du devoir: l’apparition d’Anchise est un percée lumineuse et ascensionnelle (harpe) qui emporte ensuite toute la cantate. Le futur fondateur de Rome gagne une étoffe nouvelle, au souffle martial… (dommage que le ténor nasalisant manque de mâle simplicité). La prise de son soigne l’intelligibilité des voix, articulées et palpitantes, parfaitement audibles, malgré le fleuve orchestre qui se déverse autour d’eux (en particulier l’ultime scène pour les 3 voix mêlées). Mais là aussi, le souci d’équilibre et d’étagement des partis de la part du chef préserve la cohérence sonore de la cantate, véritable opéra en 20 minutes. Hervé Niquet veille particulièrement aux justes proportions d’une fresque colossale et pourtant où la transparence est possible. C’est d’ailleurs l’imbrication de tous les thèmes dans ce tableau final qui permet de résoudre les tensions précédentes… et de revenir en un saisissant effet de vide cyclique, à l’inquiétude solitaire et impuissante de Didon… qui avait marqué le début de la cantate. Comme au concert, la soprano Manon Feubel éblouit par les teintes moirées de son timbre, ce sur toute la tessiture du rôle: son intelligibilité brosse un portrait très juste de la reine bientôt défaite…

Tout aussi novatrice et même expérimentale, la symphonie drame pour solistes et choeur, La Vie du poète qui est un envoi de Rome daté de 1888, possède d’indéniables arguments malgré la grandiloquence des effectifs requis. Comme le fut Berlioz chercheur lui aussi de nouvelles formes musicales (et auteur d’une fresque non moins captivante dédié également à la figure du poète: Symphonie fantastique puis Lélio ou le retour à la vie, 1830), Charpentier sait manier le colossal, néo-wagnérien, choeur à l’appui: le caractère parfois convulsif du premier mouvement « enthousiasme« , rappelle sa capacité à manier la masse (ce que Debussy désignait, assez réservé, en parlant du côté « peuple », « brasserie »… de La Vie du Poète); « la nuit splendide » qui suit, en dépit d’une somptueuse étoffe orchestrale plus orientée vers le rêve et l’alanguissement, exprime surtout les doutes et l’inquiétude du poète (excellent Bernard Richter, parfaitement intelligible et sans minauderie).

Donnant raison à Reynaldo Hahn, globalement positif et même enthousiaste sur le cycle entier, le morceau le plus réussi demeure le prélude à la fois ardent et flamboyant du premier tableau du III, « impuissance »Hervé Niquet réussit une très belle caractérisation différenciée des cordes, des cuivres, privilégiant toujours l’expressivité et le développement du drame plutôt que l’enflure et le grandiose… avec une immersion dans le mystère le plus énigmatique (orgue à l’appui)… avant que le choeur n’exprime le dégoût de l’homme trahi, solitaire, impuissant face au dieu indifférent (les couleurs et l’intonation du choeur sont ici superlatives). Tel est l’agnosticisme réaliste voire l’anticléricalisme d’un Charpentier aux visions foudroyantes (Alain Buet chante la morale cynique et amère, totalement désenchantée de l’homme qui maudit un Dieu trompeur).

Ivresse et même transe habitent le dernier mouvement dont Debussy regrettait le manque total de goût et l’ignoble « boue » dans laquelle le poète et la fille de joie s’enlisent. et pataugent (!)… Pourtant en prenant le recul nécessaire, à la lecture scrupuleuse du livret de chaque tableau, il s’agit bien pour Charpentier d’exprimer le labeur du créateur, artiste, compositeur, peintre ou poète; l’impuissance est au coeur d’une vie constamment tiraillée: insatisfait, l’auteur n’a qu’une alternative: l’alcool et l’ivresse que diffuse une fête (le Moulin Rouge, précise Debussy toujours aussi peu disposé) à Montmartre… Les musiciens emportés par la flamme et la fièvre du chef savent vivifier une fresque d’un bout à l’autre palpitante, évitant la pompe et le kitsch, pour cibler au plus près cette coloration humaine qui assure la cohérence et l’unité d’une partition totalement inclassable mais si foncièrement romantique par son sujet et sa forme déconcertante.
La fin écarte toute critique: c’est le retour du Charpentier de Didon,dont la plume sait conclure dans le murmure et le vide, l’allusion et le suggestif si loin des vagues torrentielles écoutées précédemment; le poète demeure solitaire: son éloquente frustration, celle du début (impuissance) revient à la fin. Charpentier choisit le mystère et l’inassouvi ou l’irrésolu comme toute conclusion. Admirable fin.

D’une étoffe plus mesurée et nuancée, constellée d’éclats jaillissants (grâce là encore à l’approche vivante et flexible des interprètes), le dernier apport du livre disque édité par Glossa, La Fête des myrtes (sur le texte de Charles Toubin) est un chef d’oeuvre de raffinement intime et tendre, malgré l’ampleur des effectifs. A nouveau, Hervé Niquet développe d’indiscutables affinités avec son sujet: en plus de la transparence, il préserve toujours les justes proportions à plusieurs partitions frappées du sceau du gigantisme… La Fête des myrtes comme Didon, s’inscrivent dans un wagnérisme régénéré dont le souffle n’écarte pas le sens de l’intimité et de la ciselure. Ce premier essai destiné à concourir pour le Prix de Rome (1887) est la marque d’un immense auteur, sensible, puissant, sensuel et dramatique. A l’appui des 2 cd, les 5 articles dédiés à Charpentier, l’homme et son oeuvre, sont incontournables. Le lecteur retrouve deux contributions particulièrement éclairantes sur l’héritage actuel de Charpentier, par Michela Niccolai; sans omettre une remarquable analyse révélant la modernité de la Cantate Didon de 1887, signée Alexandre Dratwicki, directeur scientifique du Palazzetto Bru Zane. Avec cet ouvrage plus que recommandable (indispensable), c’est tout un pan de l’écriture si originale de Gustave Charpentier qui est dévoilée, et contexte oblige, le contexte plus général lié au Prix de Rome gagne un nouvel éclairage absolument passionnant.

Musiques du Prix de Rome, volume 3. Gustave Charpentier (1860-1956):1887-1890. Didon (1887), La Fête des myrtes (1887), La Vie du poète (1888), Impressions d’Italie (1889). Manon Feubel (Didon), … Flemish Radio Choir, Brussels Philharmonic – the Orchestra of Flanders. Hervé Niquet, direction.

Illustrations: Gustave Charpentier (DR)
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Prestigieuse distinction, aussi recherchée que dépréciée, le prix de Rome de musique suscite
dès
sa création en 1803, et jusqu’en 1968, passions, convoitises,
détestations. C’est un monstre de mer, un rituel jamais vraiment compris
et accepté par le milieu… qui en l’espace d’un siècle et demi,
convoque les meilleurs compositeurs français, majoritairement
romantiques, prêts à relever le défi d’une épreuve académique …
Coordonné par Julia Lu et Alexandre Dratwicki, l’ouvrage collectif
publié par Symétrie ouvre de nouvelles perspectives de recherche et de
compréhension. Et si le Prix de Rome était un formidable laboratoire
d’expérimentation musicale? Livre événement. Voir la présentation vidéo comprenant aussi les titres de la collection Musiques du Prix de Rome édité chez Glossa
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