Journées Contrechamps
Du 17 au 20 mai 2007
Genève, Suisse
Concerts, conférences, ateliers, dialogues :
Radio, Studio Ernest-Ansermet
Jeudi 17mai 2007 à 19h15 et 20h
Samedi 19 mai 2007 à 15h30, 18h et 20h
Dimanche 20 mai 2007 à 11h et 17h.
Contrechamps, le groupe genevois qui organise chaque saison de nombreux concerts et manifestations autour des musiques d’aujourd’hui, et publie aussi de nombreux livres, consacre une fin de semaine en mai à explorer « la dimension du Temps », son thème général de 2006-2007. Des œuvres de Jarrell, D’Adamo, Francesconi, Huber y dialoguent avec le jeune Ligeti, Messiaen ou Bartok, et l’accent est plus particulièrement mis sur la conception du Temps chez Elliott Carter. Un peu comme le récent Archipels genevois, dont les liens avec Contrechamps sont multiples, avait en avril privilégié un regard sur Giacinto Scelsi…
Devant le Temps
Contrechamps n’est pas seulement une association qui diffuse des concerts, de surcroît « clés en mains » comme on dit familièrement. Au contraire : c’est un lieu (géométrique ?) de création, de réflexion et d’exercice. L’activité s’y accomplit toute l’année pendant une série de concerts ou dans une période privilégiée de nature festivalière, notamment grâce à l’orchestre de 24 instrumentistes qui complète les concerts genevois par des tournées dans le reste de la Suisse et en Europe ; mais il y a aussi la rédaction d’une revue qui fait autorité dans le monde (pas si encombré !) de la musique d’aujourd’hui, et dont l’ensemble d’éditions a pour patron Philippe Albera. Bref, Contrechamps est une saison pensée, pas seulement organisée. Tout 2006-2007 a été placé sous le signe du Temps : « Devant le temps, selon le philosophe Georges Didi-Hubermann, c’est décider d’être juge et adopter une position critique face au présent. Certaines œuvres ont valeur de syncopes, à la fois sur et devant le temps, toujours un temps d’avance sur leur époque », écrit Damien Pousset, qui dirige artistiquement Contrechamps, dont il définit la fonction de « scrutateur assidu du temps présent ». Dans ce cadre, il a ainsi été prévu de donner aux concerts de la saison une messe ( laïque !) du couronnement sous la forme de trois « journées Contrechamps » (17, 19 et 20 mai), qui reprennent, articulent et varient cette étude générale sur le Temps.
Carter, du côté de chez Swann et Mann
Et pour cela, plusieurs compositeurs sont convoqués pour leur implication particulière et opiniâtre devant cette catégorie à la fois très inscrite dans le concept et dans la matière même de l’écriture. Au premier rang, l’Américain Elliott Carter ( né en… 1908) ,dont le parcours atypique et fort européen s’est inscrit à l’inverse d’une spécificité états-unienne, bien que l’influence du novateur américain Charles Ives soit indéniable dans sa philosophie musicale. Elève en France de la « Grande Mademoiselle » (Nadia Boulanger), assimilant l’influence de Stravinsky mais aussi celle de Berg, il passe pour avoir été « pleinement original et lui-même » à partir des années 1945. Et cette originalité passe par l’importance donnée dans son écriture et sa réflexion au temps : « Toute considération technique ou esthétique doit vraiment débuter en se posant la question du temps, écrivait Carter. Tous les matériaux de la musique doivent être considérés par rapport à la projection dans le temps…La musique traite de cette sorte de temps de l’expérience, et son vocabulaire doit s’organiser selon une syntaxe prenant directement en compte un « sentiment temporel » de l’auditeur et pouvant en jouer. » Cette pensée se nourrit évidemment de philosophie, notamment celle de Bergson sur la durée pure et le temps réel, mais aussi d’une littérature qui met en son centre l’investigation existentielle (M.Proust, T.S.Eliot, Th.Mann, J.Joyce, J.Dos Passos) et d’un 7e art qui joue de façon intrinsèque avec les couches du temps et leur mise en mouvement (« rétrograde », naturel et prospectif), de Welles à Eisenstein et aux autres expérimentaux russes. C’est d’ailleurs un emprunt au vocabulaire et au matériel du cinéma que fait Carter pour définir une de ses démarches fondamentales : « L’écran du temps sur lequel la musique se projetterait peut être considéré comme extension du temps mesurable de la vie quotidienne, et comparé à celui d’une toile plate et rectangulaire sur laquelle l’artiste projette son image de l’espace. » Autre donnée du vécu : le temps est multiple, nourri de chaque expérience individuelle qui se l’incorpore, et en tant que « variateur de vitesse », il peut favoriser une conception paradoxale, la rapidité engendrant l’intensité et l’étirement, la lenteur conduisant à l’affaiblissement de la conscience temporelle qui du coup « exige le retour d’événements intempestifs urgents ». Les groupes instrumentaux deviennent alors autant de « personnages d’un scénario » qui évoluent à rythme et tempo complètement différencié.
A l’appui de cette conception, Les Journées donnent deux partitions du compositeur américain, montrant que le Fragment n°2 (quatuor à cordes, 1994) rejoint les préoccupations de « l’ancien » Quintette à vents (1947).
Le temps du Prince assassin et celui du Mystique aux oiseaux
Cette constante du temps « présent » (aux deux sens du terme) est bien la mise en miroir de cette session de mai. Et la richesse d’une attitude programmatrice comme celle de Contrechamps est aussi dans son « double sens » : rapporter ce qu’on écoute au thème général, se laisser entraîner par le climat de chaque œuvre et « dériver » ainsi dans le plaisir de l’instant. Philosopher certes – on aura même la présence du scientifique Henri Atlan pour méditer sur la bio-éthique -, mais aussi le faire implicitement et sans réfléchir à la théorie. A la fois entrer, selon Bergson, sans raisonner « dans le changement pur, se suffisant à lui-même, nullement divisé », et garder conscience – selon Valéry – de ce que le temps est le « nom générique de tous les faits de dualité, … « time’s geometry… », « distance intérieure », et aussi « durée : science à faire… ». Le concert où est donné le Fragment de Carter propose donc aussi (par le Quatuor Contrechamps) le 4e Quatuor de Bartok, dense, abrupt, âpre, et le Zeitfragmente de Michael Jarrell (qui présentera aussi des travaux réalisés dans sa classe de composition), plus abandonné à la fluidité. Celui du Quintette à vents (également des instrumentistes de Contrechamps) aide à s’emporter dans la jubilation du jeune Ligeti(les Bagatelles de 1953), et le recours à « l’histoire ancienne »(musicale) des Drei Sätze de Klaus Huber (1959), avant de s’interroger sur Attesa ( l’attente, 1985-1995) de Luca Franscesconi. Le dialogue à travers le temps de l’histoire des sons est encore plus audible et spectaculaire grâce à la confrontation proposée par Poïesis (ensemble vocal et instrumental spécialisé dans l’Italie du XVIIe, dirigé par Marion Fourquier). D’un côté, des Monodies de Sigismondo d’India, contemporain de Gesualdo et aussi audacieux que le « Prince assassin » Renaissant, de l’autre des Madrigaux et des Pièces Instrumentales du compositeur argentin Daniel D’Adamo, en création mondiale. « Façon festive » de célébrer la continuité du Temps historique. Et on peut aussi renvoyer à un hors-temps, celui-là mystique dans la Nature du Créateur de toutes choses : au XX ème, Olivier Messiaen joue le rôle du catholique absolu (une sorte de Claudel, mais en plus doux de comportement, Dieu merci), aboutissant parfois à d’étranges et excitants alliages entre tout l’extra-européen (païen, souvent) et l’hyper-chrétien. « Des canyons aux étoiles » (1974) est du Messiaen tardif, fasciné par les paysages de l’Utah : cycle pianistique (Bahar Dördüncü) et multi-instrumental (dir. Jurjen Hempel), où machines à vent et à sable contribuent à la mise en mouvement de cet univers d’infiniment lentes mutations géologiques. Les oiseaux, une fois de plus,font le lien de la terre aux cieux, et « le son-couleur » célèbre un Temps…tendant à l’éternité.
Téléphone: + 41.22 329 24 00. Informations: www.contrechamps.ch
Œuvres de S.d’India (1), Bartok (1), Messiaen (1), Ligeti (1), Carter (2), Huber (1), D’Adamo (2), Francesconi (1), K.Sakai, Y.Tokoi, T.Stambultsyan, O.LMervik (1).
Crédits photographiques
Elliott Carter (DR)
Le chef d’orchestre Jurjen Hempel © M.Borggreve