Butinage en trois concerts : c’est le lot des visiteurs furtifs, dans un festival qui conjuguait « hommage à Scelsi, symphonie diagonale et atelier cosmopolite ». D’un côté, le jeune Quatuor Leonos, l’Ensemble vocal Séquence de Laurent Gay, la soprano Laure-Anne Payot, l’Ensemble du Conservatoire (Jean-Jacques Balet) , et de l’autre le piano héroïque de François-Frédéric Guy pour une « Sonate » de Hugues Dufourt.
Ligeti soi-même et honoré
Une partition tardive (2000) et admirablement inventive: demandant des textes au poète Sandor Weöres qu’il appelle Mozart hongrois, Ligeti s’empare de sens et non-sens, de drôlerie et de douleur implicite, de répétitif et d’onomatopées, et en fait jaillir de nouvelles Nouvelles Aventures. Claquement et explosion, tourbillon de folklore insituable, parlé jusqu’à la seule présence de syllabes muettes sur les lèvres, frôlements imperceptiblement harmonieux, percussion en folie et soudain calmée, 4 harmonicas surgis on ne sait d’où, ici tout peut arriver. Laure-Anne Payot joue d’une précision millimétrée dans l’imaginaire vocal, et de cette apparente contradiction jaillit la poésie qui toujours marquera notre mémoire émotionnelle de Ligeti.
Fort judicieusement présentés par Alphonse Dervieux, l’altiste du Quatuor Leonos (Thomas Gautier et Guillaume Antonini,violons ; Jean-Lou Loger, violoncelle), 6 Moments Musicaux de Giorgy Kurtag, travaillés avec l’auteur lui-même. Virgulations de rage, lamento compact, sons granuleux d’alto, pépiements dans les arbres, questions dans le vide, attente avec-rien-au-bout-sauf-le-vide, minimes codas en fumée bleue de cigarette dans la lumière : ça « ne pèse ni ne pose », ça enchante et fait méditer sans crispation. Mieux : en sourire, sur l’humaine histoire.
Un hommage ému de Jacques Lenot au Lux aeterna de Ligeti rassemble 9 instruments conduits par Jean-Jacques Balet : continuum, plenum (cuivres), ponctuations et cellules obstinées (cordes et bois), coda suspendue.
Trois compositeurs pour des textes de haute poésie
Trois étapes de la réflexion sur l’entrelacement du texte poétique et des voix qui le portent, par le subtil et agilissime Ensemble Séquence de Laurent Gay, trois études « sous la contrainte » de l’ardeur mystique (Angelius Silesius, XVIIe), du jeu inter-mémoriel (Pessoa, XXe) et de l’étoilage dans l’espace du Livre (Mallarmé, XIXe). Xavier Dayer choisit dans un poème (en anglais) de Pessoa, entre centre de l’écriture et absence narquoise au monde, le toucher, voluptueusement répété. Il isole des termes par micro-cellules, caresse les mots, lance subitement un cri qu’il théâtralise, donne une mémoire à l’espace, bref traduit sa connivence en profondeur avec le Portugais qui avait nom Personne…
Stefano Gervasoni serre au plus près – comme en témoignent ses notes et intentions dans le programme – l’agencement verbal d’Angelus Silesius affronté au « mourir de ne pas mourir » qui le porte en mystique vers l’Indicible. Le compositeur travaille sur une trame sérielle très minutieuse, mais renvoie aussitôt à une supra-réalité qui transcende l’agencement si calculé. Est-ce de la beauté qui « pour soi fleurit déserte » ? Il y a de la stupéfaction dans l’éparpillement, les frémissements d’une joie ineffable, les explosives et les sifflantes du « sans-repos », des sonneries du rien, des souffles infinitésimaux : tout enserre le texte d’un réseau vocal presque immatériel, sans tentation du pléonasme, et c’est constamment très beau.
Nicolas Bolens est le plus obstinément dans le parlé-peu-chanté pour tenter de traduire le Coup de dés mallarméen dont on est réduit à imaginer les scintillations dans l’espace de la page et à voir tomber les blancs bouquets d’étoiles parfumées (et justement, dehors l’orage de grêle cinglante vient de se métamorphoser en neige silencieuse). Parfois un figuralisme s’impose (« insinuations » ; « se dissout »), de même que les coagulations de termes (autour du Rien), mais la plupart du temps cela avance inexorablement, à travers l’éloge du souffle implorant ou du sifflement, vers quelque point dernier », la fin du Livre.
L’halluciné Kronos
Mais le plus impressionnant – jusqu’à une tension presque insupportable – de ces rapports au texte n’est-il pas ici dans le pur instrumental du piano, le démesuré sans-paroles que Hugues Dufourt rassemble autour de 4 lieder de Schubert ? Erlkönig est le 4e mouvement (2006) écrit dix ans après 3 autres « paraphrases » de lieder sur poésies de Goethe. Mais vous qui entrez ici, laissez toute espérance de vous raccrocher précisément à Schubert, fût-ce l’halluciné du Postillon Kronos ou du Roi des Aulnes. Ou alors c’est dans une autre vie des sons, comme en parlant une langue qui serait davantage Action sauvage que Verbe rationnel. Ah si, dans l’ultime accord peut-être sonne un écho de « l’enfant mort » à la fin d’Erlkönig… Mais où chercher, dans l’écoulement du Temps, le torrent schubertien si harmonieusement devenant ruisseau ? Il brouette des pierres. On pourrait dire aussi que du lointain n’en finit pas de venir une avalanche de blocs : selon Bachelard, pour la terre, une « rêverie de la volonté » ? Non, un rêve, et de la « meilleure » fascination qui soit, celle qui laisse prisonnier du Temps : « Un homme fut frappé par un roc qu’il avait trop regardé ; le roc n’avait pas bougé ! », dit Michaux auquel on pense en écoutant ce piano si souvent frénétique, en écroulement perpétuel. « J’emploierai la force », hurle l’Erlkönig de Goethe, entre deux séductions. Toutes les figures d’un clavier désenchaîné de ses limites, fouetté par Kronos, se succèdent en se bousculant, les plus impressionnantes semblant encore les piliers d’accords ( ?) paroxystiques.
Solitude combattante
La cohérence serait à chercher dans l’architecture d’une Grande Forme, à laquelle l’auteur dit n’avoir pensé que très tardivement ( mais n’est-ce pas mensonge qui dit la vérité ?). Pour cette Sonate du XXIe, héritière de l’op.106 beethovénien dont elle a les dimensions et le souffle, le largo de méditation cosmique serait un « Meeresstille » (2e mouvement) d’eaux épaisses d’avant le cataclysme, sous un ciel où « l’embellie » des romans de Gracq évoquée par H.Dufourt semble trop peu en belle lumière pour être honnête… Certes les premières mesures appellent le Schumann des Chants de l’aube, des obsessions claudicantes et des formules en assaut toujours refluant sont aussi de Schumann, mais l’important de la référence demeure dans l’affrontement à un destin où le « sursaut de la dignité » érige le monument-témoin d’une solitude combattante. Le grouillement du Temps d’en-bas, sa profondeur, feraient penser à un autre lied de Schubert, celui-là d’après Schiller, « Groupe au fond du Tartare ». On pressent de toute façon que l’arc est musicalement tendu « depuis » le romantisme, et le «Vieillard, cannibale et porte-faux » du Saturne glacial naguère écrit par H.Dufourt, désormais lance les imprécations terminales d’un Artaud. Cette partition habitée, peut-être hantée, François-Frédéric Guy nous la fait traverser en une foudroyante simplicité, une humilité d’anti-théâtre, un héroïsme prodigieux. Dédicataire de l’Erlkönig (4e mouvement), il rejouera l’œuvre intégrale à Paris, cet automne. Il faut savoir pleinement gré au festival Archipel d’avoir inscrit cette Sonate hivernale au cœur battant de sa semaine primo-printanière…
Genève. Festival Archipel, les 30 et 31 mars 2007. Gyorgy Ligeti(1923-2006): Sippal, dobbal… Gyorgy Kurtag (né en 1926): Moments musicaux op.44. Jacques Lenot(né en 1945):Lux aeterna.Xavier Dayer(né en 1972):Sonnet XXI. Stefano Gervasoni(né en 1962): In-Dir. Nicolas Bolens(né en 1963):Ou le mystère précipité hurlé.Hugues Dufourt(né en 1943): An Schwager Kronos, Meeresstile, Rastlose Liebe, Erlkönig.
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Jacques Lenot (DR)