mardi 24 juin 2025

Festival Archipel, Genève. Du 20 au 28 mars 2009. Entre bruit, silence et remix. Concerts, installations, spectacles.

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Festival Archipel
Genève. Du 20 au 28 mars 2009
Entre bruit, silence et remix. Concerts, installations, spectacles.

Le Festival Archipel de Genève est l’un des grands événements européens qui se consacrent à une réflexion sur la musique d’aujourd’hui. La session 2009 est placée sous le signe d’une dialectique entre le bruit et le silence, convoquant aussi bien « les classiques du XXe » que les jeunes créateurs qui travaillent aux frontières des sons électroniques et du bariolage des actions ou musiques…actuels.


La beauté est une sorte de morte, la musique un bruit qui pense


« Voyez-vous, Monsieur le Pasteur, si seulement je pouvais ne plus entendre cela, j’irais beaucoup mieux » – « Quoi donc, mon cher ? » – « Vous n’entendez donc rien ? Vous n’entendez donc pas cette voix atroce qui hurle autour de l’horizon et qu’on appelle d’habitude le silence ? » Ainsi s’angoisse en plein romantisme allemand le faux-vrai Jacob Lenz retranscrit par Büchner dans un sublime récit qui conte la folie errante du dramaturge autrichien. Et encore, au début du XIXe : « Le cri de l’aigle fut vingt fois répété, mais par des sons secs, sans aucun prolongement, semblables à autant de cris isolés dans le silence universel . Puis tout rentra dans un calme absolu ; comme si le son lui-même eût cessé d’être, et que la propriété des corps sonores eût été effacée de l’univers ? Jamais le silence n’a été connu dans les vallées tumultueuses ; ce n’est que sur les cimes froides que règne cette immobilité, cette solennelle permanence que nulle langue n’exprimera, que l’imagination n’atteindra pas. » Et cette fois, ce n’est pas loin de Genève – où Archipels nous invite à entrer dans les temples du silence et de son terrible jumeau, le bruit – que le romancier français Senancour prête à son anti-héros Obermann (lassé de tout, même de l’espérance) cette belle méditation issue des paysages helvétiques…Et 4 décennies plus tard, hommage à un autre Helvétique, Henri-Frédéric Amiel aux 20.000 pages de Journal Intime, qui sut tout si bien comprendre , « retiré dans le dernier observatoire, la conscience », en étudiant inlassablement le lac Léman en son « paysage, qui est un état de l’âme », et en notant à travers d’infinies modalités du silence : « Je suis fluide, il faut m’y résigner. »
Donc le Festival Archipel, qui aime – gloire soit rendue à son discernement et à son abnégation ! – les thématiques pourvu qu’elles mènent à autre chose que le tintement du tiroir-caisse, a choisi en 2009 l’antithèse du silence et du bruit, se rappelant aussi l’inusable et insolente formule hugolienne (« la musique c’est du bruit qui pense »). Comme l’écrit en Edito le compositeur Marc Texier, patron d’Archipel : « Ce qui est laid ? le bruit. Et l’inaudible qui est insignifiant. Entre ces deux extrêmes, s’étendait autrefois le paisible royaume des sons musicaux, monde devenu aussi irréel qu’un conte de fées depuis que deux générations de compositeurs ont fait du silence et du bruit le nouveau territoire de leur musique. » C’est donc en partant de cette réflexion sur les nouveaux territoires que la session 2009 propose sans forfanterie publicitaire, mais avec précision… horlogère du temps des machines (anciennes et actuelles ou futures) un pré-bilan chiffré : sur 8 jours de jonction-hiver-printemps, 24 événements, 13 concerts, 6 spectacles, 2 installations, 3 documentaires, 50 compositeurs (22 pays, dont 17 Suisses, 20 ayant moins de 40 ans), 60 œuvres, 62 ensembles et solistes…On n’oubliera surtout pas l’une des fonctions essentielles d’un Festival qui veut être tout sauf un organisme de redistribution, « garage ou station-service » : la création, avec 22 occurrences (mondiales ou premières helvétiques). Le tout se réalise en symbiose avec le travail permanent de Contrechamps, et en France, celui des Musiques Inventives d’Annecy.


L’art m’emmerde ?


Au-delà de la carte de visite impressionnante, on peut faire retour en arrière sur les questions fondamentales. Rappeler par exemple que cette acceptation du bruit (jusqu’à une certaine époque de la « civilisation musicale européenne », du moins) remonte loin dans le siècle n° XX (20), et chez les Bruitistes (section du Futurisme italien de 1913), comme Russolo déclarant sans ambages : « Nous prenons infiniment plus de plaisir à combiner idéalement des bruits de tramways, d’autos et de foules criardes qu’à écouter encore L’Héroïque et la Pastorale. » Et passant à l’acte, réalisant le concert de Milan , avec 3 bourdonneurs, 2 éclateurs, 1 tonneur, 3 siffleurs, 2 glouglouteurs, 1 fracasseur, 1 stridenteur et 1 renâcleur. Injonction : « L’art des bruits ne doit pas être limité à une simple reproduction imitative. » D’où, en idéologie, la constatation désolée de Valéry : « La beauté est une sorte de morte : la nouveauté, l’intensité, les valeurs de choc l’ont supplantée. » Ou les aphorismes apparemment brut de décoffrage chez Erik Satie, cité plus tard par Ben : « L’art m’emmerde ! ». Et les visions jouissives appliquées en happening dans la poésie-injonction de Maïakovski : « Le chef d’orchestre perdant la tête ordonne aux musiciens de hurler à la mort. » Ou murmurées par la voix douce- subversive d’Henri Michaux : « Le clavier à composer des bruits, un orchestre de bruits, je l’attends. Le musical n’est pas dans la nature ou si peu. Mais les bruits plus familiers de notre vie que les rayons mêmes du soleil, nous allons nous y recoucher, et grâce à cet appareil, travailler dans l’os même de la nature. » Car même après les bruitistes, les symphonies industrielles capitalistes ou communistes ( La Fonderie d’Acier, de Mossolov), après Varèse ou Cage, au-delà des collages de sons concrets, électro-acoustiques puis électroniques puis informatiques, il aura subsisté une dimension théâtralement provocatrice et de plus en plus démiurgique au fur et à mesure que « l’amplification sonore » court derrière ses limites, proprement « infernales » et bien dignes du « qualificatif : diabolus in musica ». Ce qui par delà le triomphe technologique le plus sophistiqué, ramène le vieux débat du sauvage contre le civilisé : déjà Berlioz s’attirait la colère des critiques traditionalistes : « Le Chinois, le sauvage, qui charment leurs loisirs par le bruit du tam-tam et que le frottement de deux pierres met en fureur, font de la musique dans le genre de M .Berlioz. », et les caricaturistes le montraient en chef d’un orchestre où l’on tirait au canon…


Scratch et remix




Ajoutons-y « le vacarme devenu mode d’expression d’une génération nourrie au rock, aux bruits urbains, au scratch : ils travaillent le son comme un forgeron son métal, sur l’enclume de l’électronique ». Et nous aurons la sublimation « de l’excès, de la distorsion,, du timbre souillé » que nous proposent à travers 2 des concerts d’Archipel, les travaux de Carlo Carcano, Franck Bedrossian, Dmitri Kourliandski (un jeune Russe qui prolonge en Epoque Poutinienne les hymnes mossoloviens), Beat Furrer, James Tenney, Christian Wolff, et bien sûr John Cage, Morton Feldman ( mais selon sa pente qui l’éloigne de la fureur de bruit, « longues harmonies au rythme du souffle, en se référant aux fausses symétries des tapis persans ») et même un Gyorgy Kurtag qu’on n’attendrait pas forcément au rayon Pandemonium.. . Et les chorégraphes sont évidemment invités pour montrer qu’ils peuvent « pousser le mouvement du corps à ses limites : « agitation incoercible qui se saisit de Foofwa d’Imobilité (c’est bien le nom d’un créateur suisse !) en accompagnement de maladies comme la Chorée d’Huntington décrites par le médecin-poète Vincent Barras, avec la complicité de l’électronique bicéphale de Claude Jordan et Nicolas Sordet.


Les Presque Rien qui murmurent tout


On rebondit aussi sur un 3e terme qui complète l’antithèse silence-bruit armaturant Archipel 2009 : c’est le Remix, « version modifiée d’un morceau réalisée en studio ou en live ». Comme l’écrit M.Texier : « Jamais société n’a autant thésaurisé, accumulant sans cesse sons et musiques dans le grand ventre de sa mémoire numérique où ils tournent sans fin. » Du côté des horizons pop, DJ, jazz, électro tournent donc les compositions des « petits nouveaux » : Sylvain Kassap, Hélène Breschand, eRikm et l’ensemble Laborintus, le ci-devant-nommé Carlo Carcano ( avec la complicité vidéo-lumineuse de Daniel Lévy), Michael Petzel, Ruben Gjertsen, Francisco Huguet, José M.Fernandez, Hugo Morales, M.Ohara, A.Padilla, L.Archetti…Mais on rencontre là une extrême encore que très douce et humoristique autorité, celle de Luc Ferrari (1929-2005), à qui la session rend un hommage , parce que le compositeur des mythiques Presque Rien avait « quelques années avant sa mort, entrepris de revisiter ses propres archives sonores, les offrant à des musiciens comme support de réécriture et d’improvisations. » L’importance de Luc Ferrari apparaît de mieux en mieux dans l’histoire musicale récente, d’abord au titre d’antidote précoce aux rigueurs de l’écriture post-sérielle, et aussi comme acte créateur en soi. Car elle est une exaltation de l’imaginaire, à travers les désirs d’un avenir et surtout dans la fixation d’une mémoire qui tente de fixer, mais sans la violence de Rimbaud « des silences, des nuits, l’inexprimable, et des vertiges ». Qualifié de bricoleur –même quand on ajoute : de génie, cela reste aux yeux des rigoristes une subtile insulte contre autodidactes et non-alignés -, en conflit avec lesdits rigoristes pour « cagisme » impénitent et aussi avec Pierre Schaeffer « de natura sonorum » – voulus purs-sans-sens-ni-réel chez Dieu le Père du Studio de Recherche -, Ferrari aura promené son magnétophone conceptuel et concret dans bien des paysages, notamment italiens (ses Presque Rien) et aussi mentaux, pour une « musique anecdotique » , (Hétérozygote), aux titres volontiers loufoques (Danse des ministres chez Pompidou, Vous plairait-il de tautologuer avec moi ? ) ou culturels-décalés (De l’aube à midi sur le marché), et pour finir avec l’observation d’un « corps qui ne se sentait plus d’accord avec l’âme » (Arythmiques ; Morbido Symphony). Qu’on appelle tout cela poésie sonore ou minimalisme ou narrativité impressionniste ou « hörspiel(isme), pièces à écouter », artepoverar isme, demeure une œuvre, et bien plus qu’un geste en rupture douce : la journée-hommage le suggérera, ainsi que les partitions réparties en d’autres concerts, et les « archives sauvées des eaux », mises en magnétothèque, et encore ce qu’inventent des jeunes disciples (L.Bianchi, D.Blinkhorn,V.Laubeuf) en errance entre Remix et Concours Ferrari (le titre l’eût bien amusé, il y aurait ajouté des prises sous le capot des bolides de Modène)…


Retour au silence de Diotima

Mais l’essentiel de ces évocations du silence est surtout du registre grave, parfois passant d’une neuve virtuosité à la méditation ultime, ainsi que Victor Hugo en donna le modèle avec ses d’jeunes et étourdissants Djinns (« cris de l’enfer » au climax, minimalisme à la coda « l’espace/efface/le bruit. ») sublimés en notation impressionniste de vieil homme hyperesthésique (Le matin – en dormant : « On entend haleter un steamer. Une mouche entre. Souffle immense de la mer »). Où l’on ne saurait retrouver que Maître de ce Silence, l’emmuré Hölderlin qui après invoqué dans son roman Hyperion une Diotima socratique la trouva en Suzette Gontard, la perdit – par éloignement autoritaire d’une société qui ne tolérait pas l’amour fou, puis par châtiment du Destin qui ravit cette Eurydice en Enfer après traversée du Styx -, et ne put lui reparler qu’à travers le masque de l’absence interminable à la vie de la raison. Heinz Holliger ( présent en Archipel 09 par un Trema pour alto, violoncelle ou violon) fit de cette aventure folle son Scardanelli-Zyklus (du nom de l’identité italienne que se donna le poète romantique pendant presque 40 ans). Ici, c’est Luigi Nono rendu, après toute une vie d’écriture vouée à l’engagement idéologique généreux, aux marges de sa Venise noyée de mystérieuse brume : « No hay caminos, hay que caminar », hommage au cinéaste russe Tarkovsky qui lui aussi disait aux marcheurs qu’il n’y a pas de chemins mais qu’il faut marcher. Et ces Fragmente-Stille an Diotima, pour un quatuor à cordes (joué par le Quatuor qui s’est donné le nom du poète allemand), bouleversant témoignage d’ultimité où l’on s’avance vers l’inconnu du Silence. Comme le décrivait Hölderlin avant de sombrer : « En bleu adorable fleurit le toit de métal du clocher. Le soleil va très haut et colore la tôle, mais silencieuse dans le vent crie la girouette… Alors le silence est vie. Et l’Esprit sévère souffle entre les trois colonnes du jardin… »

Archipel, entre Bruit et Silence. Genève (divers lieux), du vendredi 20 au samedi 28 mars 2009 ; Annecy (le 28). 24 événements, 13 concerts, 6 spectacles, 2 installations, 3 films. Information et réservation. T. 41 22 329 42 42 ; www.archipel.org »

Illustration: visuel 2009 du festival Archipel à Genève, Franc Bedrossian, Quatuor Diotima (DR)


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