jeudi 28 mars 2024

Entretien avec Sigiswald Kuijken

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Pour classiquenews, Anthony Goret a rencontré Sigiswald Kuijken. Le fondateur de l’orchestre baroque, « La Petite Bande », emblématique du front des baroqueux, enregistre aujourd’hui pour le disque un nouveau cycle liturgique des Cantates de Bach.

Son approche recueille ses récentes recherches et nous propose une nouvelle façon d’aborder ce répertoire. Sur quelles options s’appuie cette nouvelle lecture ? La recherche musicologique la plus récente a émis des réserves quant à l’utilisation d’un chœur au sens moderne du terme, dans les Cantates, les Passions et les Messes de Jean-Sébastien Bach. Qui se penche sur les partitions peut deviner que Bach rencontra de nombreux problèmes pour recruter les chanteurs capables d’interpréter sa musique.

Le compositeur aurait donc destiné ses œuvres à un quatuor vocal, renforcé exceptionnellement, par un second quatuor, les « ripienisti », dans le cas de ses Passions. Celui-ci chante uniquement les morceaux d’ensemble et joue un rôle de doublure.

Dans son atelier jonché d’instruments de musique et de partitions, le musicien nous accueille avec une grande humilité, l’archet à la main. Il n’hésite pas à saisir sa viola da spalla, a joué un air, de mémoire, pour nous initier à cet instrument dont la redécouverte lui tient à cœur. Son enthousiasme est communicatif. La rédaction de classiquenews reviendra sur ce sujet très prochainement. En Sigiswald Kuijken, la simplicité et l’humanisme nous touchent. Sans prétention aucune, il interdit d’interdire et son credo est lumineux : « la musique avant tout ». Musicien, chef d’orchestre, pédagogue, l’infatigable défricheur multiplie les activités dans le seul but de servir la musique. Il veille bien à ce que le compositeur, sa musique et son message, soient à l’avant-plan. Personnage discret, il a su maintenir son orchestre à un niveau international et ce, depuis déjà plus de 30 ans. L’une des grandes qualités de Sigiswald Kuijken ne cesse de susciter la polémique : la sobriété de son interprétation, son absence d’artifices, sa recherche de l’authenticité, bien avant la virtuosité de l’artiste. Toujours critique vis à vis de ses options d’interprétation, exigent quant au sens de son approche, La Petite Bande est en perpétuelle évolution. C’est sans doute le secret de son succès. Régulièrement en tournée en Europe et au Japon, la Petite Bande n’est pas en reste de projets, plus ambitieux les uns que les autres. Après un concert enthousiasmant au Palais des Beaux-Arts le 5 avril dernier, le musicien répond à nos questions et lève le voile sur l’activité foisonnante de son ensemble.


Voilà trente ans que la révolution Baroque perdure. Exhumation des œuvres oubliées, de Heinichen aux opéras de Vivaldi ; exigence dans la pratique instrumentale, pourtant il semblerait que, comme le dit l’une de vos élèves Chiara Bianchini, l’esprit défricheur, audacieux, s’est essoufflé ou ne semble pas ou peu s’être transmis chez les nouvelles générations d’interprètes… Certains chefs aujourd’hui connus, tournent dans un système d’autres s’ingénient à théâtraliser de plus en plus leur lecture quitte à caricaturer… Que pensez-vous de tout cela?

La musique baroque a en effet pris un tel essor qu’il risque bien d’être celui qui le mènera à sa perte. Musicalement, nous pouvons nous contenter de rester dans le sillon de ce qui a déjà été découvert et d’offrir l’interprétation que le public rêve d’entendre, quitte à recourir à des moyens superficiels et se donner en spectacle. Une autre approche, et qui est la mienne, est de toujours reconsidérer mon interprétation, sans cesse remettre en question mes idées et mes théories. Je conseille à la génération actuelle d’étudier autant que possible, s’initier à la peinture, la littérature et les arts. Il est important de pouvoir restituer les œuvres dans leur contexte historique et social afin d’essayer de percer le message du compositeur. Ces recherches théoriques ne doivent certainement pas évincer son intuition musicale.


Pensez-vous qu’il existe d’autres compositeurs à découvrir?

Je pense que presque tout a été découvert mais il reste encore beaucoup à apprendre sur la façon d’interpréter. Les « modernistes » considèrent que les opéras classiques sont des pièces de musées et que la seule raison valable pour pouvoir les sortir de leur écrin, est d’en donner une version adaptée au siècle actuel, sans se soucier pour autant de l’essence de l’œuvre et donc du désir du compositeur et du librettiste.

L’utilisation d’instruments anciens ne doit pas être une fin en soi mais une façon d’atteindre la transmission du message musical.

Que pensez-vous de la résurrection actuelle et de l’engouement du public pour les opéras de Vivaldi?

Même si je considère Vivaldi comme un compositeur parfois génial, astucieux et plein de ressources, je pense que l’engouement actuel pour ses opéras est surtout un phénomène de mode, poussé par le succès de certains enregistrements . Une artiste telle que Cecilia Bartoli a influencé et aidé le public à découvrir ce répertoire. Une partie de celui-ci est très friand de spectacle et de ce qui brille.

A l’heure actuelle, le marché du disque est inondé de productions mais n’offre pas toujours une place à tous les artistes d’un réel talent et aux projets intéressants. Nous retrouvons beaucoup de productions de qualité chez des petits labels, qui s’efforcent tant bien que mal de sortir des sentiers battus.

Le phénomène du CD bon-marché genre « Brilliant Classics » est selon moi une mauvaise chose, ils déversent des intégrales à des prix défiants toute concurrence et dissuade d’une certaine façon le public à payer un cd intéressant à 20€. D’un autre côté, qui sait, on peut espérer que ce genre de démarches commerciales pousse un public néophyte vers d’autres productions. Je pense que le cd a dépassé son apogée et est voué à disparaître à moyen terme, il deviendra peut-être l’objet de collectionneurs.

Vous sembler préférez les œuvres du XVIIIe siècle au XVIIe ; est-ce une volonté consciente ou le hasard des enregistrements…

Je pense que ceci est lié à ma personnalité et à ma façon de jouer. Celle-ci est le fruit d’une évolution personnelle. Avec l’âge, j’ai tendance à orienter mon attention vers les compositeurs qui nous plus proches – mais nous prévoyons aussi du Schütz et du Monteverdi pour les saisons à venir.

Aimeriez-vous monter un opéra au théâtre?

Oui, mais la seule condition est que la mise en scène soit en parfaite adéquation avec la musique. J’ai eu l’occasion de monter plusieurs spectacles en collaborant avec des metteurs en scène ou chorégraphes avec lesquels je me trouvais sur la même longueur d’ondes, et qui ont plu au public, mais visiblement pas aux directeurs d’opéras. Ceux-ci me considèrent sans doute trop « puriste » et pas assez avant-gardiste. Il y a plusieurs années, nous avions un projet de monter Cosi fan tutte sous cette optique-là mais il a du être annulé par manque de budget et d’enthousiasme des directeurs de maisons d’opéras.

Actuellement, on place des orchestres baroques dans la fosse pour faire «authentique» mais dès que le regard se tourne vers la scène, il est impossible de distinguer s’il s’agit de Monteverdi, Verdi ou Mozart. Je pense que la mise en scène prend trop d’importance par rapport à la musique et distrait l’auditeur par des effets et artifices inutiles que la musique ne requiert pas.


Pourquoi une nouvelle série d’enregistrements de cantates de Bach? Préparez-vous les oeuvres d’abord au concert pour mieux réussir les enregistrements?

Il s’agit d’abord du fruit d’une démarche spirituelle personnelle. Je pense qu’actuellement le public est à la recherche d’une certaine forme de spiritualité et peut la retrouver entre autres dans la musique de Bach. La grande qualité nous mène toujours vers notre intérieur, vers l’essentiel ; les textes des cantates peuvent nous inspirer si l’on y regarde de plus près, et sans jugement préconçu, d’un esprit libre; et en même temps il est vrai qu’on peut aussi être captivé et comblé par la seule force de cette musique, sans trop comprendre les textes … Nous projetons un cycle liturgique complet de cantates, donc une cantate pour chaque dimanche et grande fête de l’année. Les enregistrements se font chaque fois après la fin d’une série de concerts, où nous combinons 3 à 4 cantates qui correspondent à la période liturgique de l’année.



Vers quelle autre intégrale irait votre goût? Gardiner, Koopmann, etc…

Je n’en prendrais aucune (rires). Mais s’il le faut, ma préférence irait vers la toute première, enregistrée par G. Leonhardt et N. Harnoncourt, malgré ses imperfections: c’était une première très « osée » à l’époque et très signifiante. Je suis assez opposé au concept des intégrales « pour l’intégrale », je préfère enregistrer une sélection d’œuvres, et même parfois refaire certaines oeuvres une deuxième fois, si le regard a beaucoup changé – pourquoi pas?



Que pensez-vous d’internet, êtes-vous un internaute passionné?

Oh non! je trouve qu’internet est un outil fantastique aux possibilités infinies mais malheureusement souvent bien mal utilisé.

Quels sont vos peintres préférés ?

Pietro della Francesca, les primitifs flamands, Tintoretto , certains impressionnistes.


Propos recueillis par Anthony Goret

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