Ce qui fait l’attrait particulier de la figure de l’ange Cassiel, ainsi révélée dans sa confrontation au désir de Damielle, sa semblable qui souhaite s’incarner… ; devons nous vivre et éprouver le monde ou s’en détacher ? La place particulière des marionnettes bunraku, les contraintes techniques qu’impose leur animation sur la scène, ou ce que produit spécifiquement la musique du compositeur Othman Louati… sont autant de clés qu’explicite pour classiquenews, le metteur en scène Grégory Voillemet à propos de la création très attendue à Dijon des Ailes du désir.
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CLASSIQUENEWS : Quels sont les thèmes et les situations du film de Wenders que l’on retrouve dans l’opéra, et qui vous ont particulièrement inspiré ?
Grégory Voillemet : Le livret de l’opéra, écrit par Gwendoline Soublin, reprend fidèlement la trame narrative du film de Wenders, ainsi que les thèmes et les questions philosophiques proposés par celui-ci. Mais il se centre davantage sur la fable nous racontant l’histoire des anges Damielle et Cassiel, errant dans le Berlin d’avant la chute du mur, observant les humains et écoutant leurs pensées. Bien que le parcours de Damielle, lassée par son existence d’esprit, nourrissant l’idée de s’incarner, et muée par son désir pour une humaine semble être l’axe principal de l’histoire, j’ai été particulièrement inspiré par le développement du personnage de Cassiel dans l’opéra. Sa réticence à suivre le chemin de Damielle vers l’humanité, sa confrontation à l’intime solitude après la métamorphose de celle-ci, et ce que cela lui révèlera de lui-même et lui révèlera de la vie, ont été traités d’une manière tout à fait particulière par Othman Louati dans sa partition et m’ont beaucoup interpelé. Le thème de la séparation est très présent dans cette adaptation.
CLASSIQUENEWS : Les 2 anges dévoilent quels aspects de notre humanité ?
Grégory Voillemet : Dans de nombreuses interviews, Wenders dit qu’il a inventé les anges pour pouvoir montrer les humains dans ce qu’il y a de plus intime et de plus singulier, c’est-à-dire la pensée. C’est l’âme humaine qui est dévoilée par leur entremise, la psyché, ou la mémoire de l’humanité avec par exemple le récit du Vieux Rescapé dans l’opéra, qui serait le pendant d’Homer dans le film. Une des questions philosophiques centrales est existentialiste et se rapporte au sens de nos vies, de nos existences ; comment prenons-nous la vie et comment la vivons-nous. Chacun des anges a néanmoins une manière particulière de percevoir notre monde : pour Cassiel, la vie incarnée n’a aucun sens puisqu’elle n’est le reflet que de douleur et de mélancolie, alors que Damielle s’émerveille à imaginer ce qu’est l’expérience sensible au monde, de vivre le présent. Leurs conversations métaphysiques nous entraînent vers une autre question philosophique : la voie de la transcendance vaut-elle mieux que celle de l’immanence ?
CLASSIQUENEWS : La réalisation met en scène les marionnettes, pourquoi et dans quel but ?
Grégory Voillemet : L’idée de mettre en scène les marionnettes pour représenter les berlinois avant l’incarnation de Damielle vient de Johanny Bert, qui est à l’origine du projet. Elle permet de résoudre la proposition de Wenders quant à l’utilisation du noir et blanc et de la couleur dans son film pour différencier le point de vue des anges de celui des êtres incarnés.
« Du film à l’opéra…
c’est la musique qui devient le regard de l’ange »
CLASSIQUENEWS : Sur le plan dramatique, quelle action la forme lyrique permet-elle de réaliser ? En quoi « l’objet musical » qui en découle est au croisement de plusieurs genres ?
Grégory Voillemet : La forme lyrique a ceci de particulier, par rapport au théâtre, qu’elle inclue la musique. Et la musique a certainement le pouvoir de l’ange, c’est-à-dire qu’elle nous ouvre une porte vers ce qui nous est naturellement inaccessible. Elle peut être tour à tour naturaliste, évocatrice d’un climat d’apaisement ou de tension, devenir le chant de l’âme d’un personnage ; elle est dans tous les cas le moteur, la maîtresse du temps, et le véhicule d’émotions. Pour ce qui est de l’adaptation de ce film magnifique en opéra, il fallait le pendant poétique qu’offrait le point de vue de la caméra de Wenders, et c’est la musique d’Othman qui apporte cette poésie, qui devient la caméra, le regard de l’ange.
Par essence, cette forme est le croisement de plusieurs genres, la croisée des arts, des disciplines artistiques. De même, elle permet au compositeur de varier les styles musicaux dans une même œuvre, selon le caractère de la scène, ou le focus sur tel ou tel personnage.
CLASSIQUENEWS : En tant que metteur en scène, comment avez-vous assuré l’unité et la cohérence, et comment s’inscrit cette création en comparaison avec votre travail général et les autres mises en scène réalisées ?
Grégory Voillemet : Cette création a été très particulière dans mon travail, car, contrairement à ce qui est d’ordinaire de la liberté du metteur en scène, je n’avais choisi ni le concept original qui incluait la marionnette, ni les éléments scénographiques, ni même l’équipe de production. Les contraintes à la conception et la mise en œuvre du projet étaient donc multipliées. Dans le processus de conception, il me fallait éviter de vouloir trop « coller » au film, et surtout aller à la rencontre intime avec la partition. Certes, il était important de retourner à la matrice pour en saisir tout le sens, mais il fallait ensuite que je m’en affranchisse et que je trouve une articulation et un langage poétique et esthétique propre à l’ouvrage et à la scène. Dans le processus de mise en œuvre, il convenait de convaincre l’ensemble de l’équipe de suivre ma vision du projet. Un des grands défis dans cette production était la question du focus dans les scènes avec les marionnettes. En effet, donner vie à une marionnette bunraku implique trois personnes en manipulation, plus l’artiste lyrique qui lui prête sa voix. Cela fait beaucoup de monde au plateau pour une scène où nous n’aurions en réalité que deux ou trois personnages, par exemple. C’était un exercice rigoureux et compliqué mais absolument passionnant.
Propos recueillis en janvier 2024
Photos © Christophe Raynaud de Lage
agenda
La création de l’opéra Les Ailes du désir est à l’affiche de l’Opéra de Dijon, les 10 et 11 janvier 2024 – PLUS D’INFOS sur le site de l’Opéra de Dijon : https://opera-dijon.fr/fr/au-programme/calendrier/saison-23-24/les-ailes-du-desir/
LIRE ici notre présentation annonce de la production : https://www.classiquenews.com/opera-de-dijon-othman-louati-les-ailes-du-desir-creation-les-10-et-11-janvier-2024/
VIDÉO : premières images de la production des Ailes du désir d’O. Louati :
Les Ailes du désir d’Othman Louati, d’après le film de Wim Wenders
Détail de la tournée 2024
Après avoir été « créé » au Bateau Feu à Dunkerque, puis au Théâtre de Cornouaille de Quimper, le nouvel opéra d’Othman Louati enchaîne 10 dates (à ce jour) à partir de janvier 2024 :
Mercredi 10/01/2024 – Opéra de Dijon
Jeudi 11/01/2024 – Opéra de Dijon
Mercredi 17/01/2024 – Les 2 Scènes, Théâtre Ledoux à Besançon
Jeudi 18/01/2024 – Les 2 Scènes, Théâtre Ledoux à Besançon
Jeudi 25/01/2024 – Théâtre Impérial – Opéra de Compiègne
Lundi 06/05/2024 – Angers Nantes Opéra – Théâtre Graslin
Mardi 07/05/2024 – Angers Nantes Opéra – Théâtre Graslin
Mardi 14/05/2024 – Opéra de Rennes
Mercredi 15/05/2024 – Opéra de Rennes
Vendredi 17/05/2024 – Opéra de Rennes
Samedi 18/05/2024 – Opéra de Rennes
Vendredi 24/05/2024 – Atelier Lyrique de Tourcoing