Raymond Berner,
Un voyage sans retour
Lorsque soixante trois ans plus tard, la petite-fille du ténor conte l’histoire du Voyage sans retour à Damien Top, chercheur associé à l’italien Francesco Lottoro sur le projet d’une « Bibliotheca della Memoria » (musique concentrationnaire) à Barletta, celui-ci décide aussitôt de créer cette œuvre singulière pour la clôture du Festival Albert Roussel, qu’il dirige dans le Nord/Pas de Calais.
Le musicologue se double d’un interprète : il a déjà redonné vie à diverses partitions de musiciens prisonniers de guerre comme Emile Goué (enregistrement des mélodies), Jean Martinon, Marcel Dautremer ou encore Maurice Thiriet, dont il a dirigé l’oratorio Œdipe-Roi avec l’orchestre de chambre tchèque en 2006. Le Festival centré autour de la figure et de l’oeuvre d’Albert Roussel offre une fenêtre unique à ce jour pour redécouvrir le patrimoine musical à l’époque de Roussel, conçu par les compositeurs de sa génération ou dans la lignée de son héritage artistique. La création et le dévoilement d’oeuvres aujourd’hui totalement inconnues font partie d’une programmation exceptionnelle encore trop méconnue du grand public.
« Le Voyage sans retour » de Raymond Berner a ainsi vu le jour le 19 octobre 2008 à bord du Trois-mâts Duchesse Anne amarré en face du Musée Portuaire de Dunkerque. Le soleil d’automne brillait, faisant étinceler le blanc et fringant vaisseau, le vent soufflait dans les haubans. En gravissant la passerelle menant sur le pont du navire, une impression d’embarquement imminent nous saisissait, renforcée par les effluves marins et les cris des mouettes; les réminiscences de départs vers l’aventure si bien décrits par Jules Verne ou Patrick O’Brian nous assaillaient. Installés à l’intérieur du musée flottant, entourés des hamacs d’un équipage fantôme, mollement balancés par un léger roulis, les auditeurs s’imprègnaient de l’atmosphère de ces chansons de cap-horniers, d’autant que les craquements du bateau ponctuaient le spectacle de manière inopinée. Sur des paroles d’Henry Jacques, bourlingueur des mers, la musique poignante et entraînante du « Voyage sans retour » exalte le courage des cap-horniers, les combats du grand large contre les éléments et décrit la vie dure et solitaire des femmes restées au port. Cette suite lyrique alterne habilement les genres : chansons de marin, berceuse, romance, véritable mélodie aux harmonies subtiles héritées de Fauré se succèdent sans heurts et concourent à une diversité de bon aloi. Tour à tour nostalgique ou gouailleur, le style bernerien s’apparente souvent à celui de la musique de films de l’entre-deux guerre. Curieusement, aucun duo ne réunit les protagonistes, comme pour accentuer la solitude parallèle de deux destins, celle des marins et de leurs épouses retées à terre, inéluctablement séparés par l’océan. Berner n’eut peut-être pas le temps de le composer. Le prémonitoire « Voyage sans retour » aurait-il un goût d’inachèvement ?
Il semblait tout naturel de faire appel à la petite fille de Fernand Faniard pour donner vie à cette partition qui hantait l’imaginaire familial depuis des décennies. On mettra sur le compte du trac les grimaceries disgracieuses d’Odile Faniard dont la prestation réserva par ailleurs de beaux moments intensément expressifs, en particulier dans « Mon matelot porte en son corps » et la « berceuse de la houle » ; son timbre chaud s’épanouit pleinement dans « La barque mise en bouteille ». Au clavier, Pascal Lefrançois, organiste et fondateur de l’ensemble baroque « Le triomphe de Neptune », a montré un louable engagement et une complicité réelle à souligner les interprétations des chanteurs. Le ténor, à qui étaient naturellement dévolus plusieurs authentiques couplets de marins, fut apprécié dans la délicate romance : « Dans mon sac de toile blonde ». Un morceau de bravoure parachève l’œuvre. Le lyrisme efficace et grandiloquent de la « Ballade du Roi de la mer » (sœur échevelée de celle de Senta dans « Le Vaisseau fantôme », opéra de Richard Wagner), s’inscrit sans conteste dans la lignée des grands opéras français du XIXe siècle. Vocalement redoutable par l’emploi de notes répétées dans le registre aigu, elle fut défendue par un Damien Top en pleine forme et offrit une conclusion flamboyante à une prestation riche en émotions. La puissance évocatrice et la qualité d’écriture de cette partition miraculeusement préservée est désormais reconnue.
Dunkerque. Trois Mâts Duchesse Anne, dimanche 19 octobre 2008. Festival international Albert Roussel, soirée de clôture. Raymond Berner (1899-1944): Le Voyage sans retour, suite lyrique p o u r m e z z o – s o p r a n o, t é n o r et piano. Poèmes de Henri Jacques. Création mondiale. 1 – Sa lettre est venue. 2 – Ma lettre, Chéri, te dira. 3 – Dans quelques jours tu reviendras. 4 – Le Voilier est près du Port. 5 – La Terre est à Nous. 6 – Viens, la Terre a des attraits. 7 – Dans mon sac de toile blonde. 8 – En ce jour à mes côtés. 9 – Mon matelot porte en son corps. 10 – Le voilier va quitter le Port. 11 – Chantons comme tous ceux qui partent. 12 – Berceuse de la Houle. 13 – La Mer, Bon Dieu, qu’elle est grande. 14 – Chanson du Cap Hornier. 15 – La Barque mise en Bouteille. 16 – Ballade du Roi de la Mer.