personnalité mystérieuse, la digitalité versatile et mesurée de Mathieu
Dupouy souligne l’audace et le brio, la virtuosité contrapuntique mais
aussi ces effets décalés qui relance régulièrement le caractère des
pièces et nous les paraissent presque exotiques…
Brillances gitanes
Il aime les répertoires méconnus ou audacieux d’autant plus expressifs
qu’ils sont joués comme ici sur un instrument spécifique: Mathieu Dupouy que nous avions quitté dans un programme dédié à Carl Philipp Emanuel Bach (Pensées nocturnes, 1 cd Hérissons),
nous revient avec ce nouvel album qui dévoile les humeurs gitanes et
populaires du grand Scarlatti fils, Domenico: le présent enregistrement
(réalisé à Provins en novembre 2009) doit sa valeur insigne autant au
choix des pièces (Sonates) qu’à l’instrument requis pour en transmettre
le feu trépidant: un clavecin tiorbino (possédant son registre
de boyau) de facture napolitaine, construit en 1710 probablement par le
facteur Sabbatino (collection Alan Rubin, restauré en 2009 par Olivier
Fadini). Les instruments de ce type sont rarissimes: le clavecin est
même le seul de ce type dans le monde, c’est dire l’apport sur le plan
de la sonorité de l’enregistrement.
Les volutes dynamiques du piètement semblent d’ailleurs faire danser la
caisse. A ce jeu d’arabesques et de circonvolutions sculptées dans le
bois répond l’agilité palpitante du claviériste dont nous avons déjà
loué le tempérament convaincant dans son précédent Bach.
Toujours très inspiré dans la rédaction de la notice de
présentation, Mathieu Dupouy comme interprète affirme les mêmes
qualités que nous avions distinguées depuis son CPE Bach, précité:
lecture personnalisée, à la fois ciselée et passionnée (entrain
chorégraphique des Sonates dédiées à La Reine Maria Barbara qui fut
aussi , d’après ses contemporains, une excellente danseuse), finesse et
couleurs ténues du jeu, engagement pas uniquement technicien, mais
surtout musical dans l’exploitation des ressources de l’instrument si
singulier. De Domenico, personnalité mystérieuse, la digitalité
versatile et mesurée de Mathieu Dupouy souligne l’audace et le brio, la
virtuosité contrapuntique mais aussi ces effets décalés qui relance
régulièrement le caractère des pièces et nous les paraissent presque
exotiques, en leur âpreté et leur mordant volubile, ainsi restitués
(comme le claveciniste aime à le rappeler non sans pertinence, Scarlatti
ne logeait pas au palais royal mais est resté toujours très proche du
peuple: sorte de Caravage musicien très habile à exprimer la grandeur
tourbillonnante des petites gens en leurs goûts musicaux les plus
quotidiens).
Professeur de la princesse portugaise Maria Barbara, devenue Reine
d’Espagne en épousant Fernando VI, Domenico Scarlatti qui dédie à sa
brillante élève le seul recueil de Sonates jamais publié de son vivant,
apporte un témoignage critique sur la forme, osant transgresser souvent
les règles de la bienséance musicale. Déformation et étrangeté stimulent
l’imagination, favorise les divagations parfois expérimentales: d’où ce
sentiment d’abandon virtuosissime, d’improvisation acrobatique,
d’autant que Mathieu Dupouy se refuse de jouer ici les reprises.
Celui qui meurt en 1757 à 71 ans, après avoir été anobli comme Chevalier
de l’Ordre de Santiago, se dévoile dans ce crépitement inouï qui
continue d’ inspirer les claviéristes d’aujourd’hui, qu’ils soient
pianistes ou clavecinistes. Scarlatti, musicien des Essercizi (1738),
eux aussi très joués par les artistes, nous dévoile un pan nouveau de
son inspiration: ses humeurs fugaces, ses miroitements éphémères mais si
caractérisés profitent évidemment de la personnalité de l’instrument et
de la lecture qu’en donne le musicien français.
De
toute évidence, Mathieu Dupouy ne cesse de nous convaincre dans ce
second album car il a des choses personnelles à nous dire. Difficile de
croire que Scarlatti, homme réservé et discret par ailleurs, soit si
profus, fécond, surprenant… génial. Maniant la ligne avec un art
unique des renversements et de la syncope. L’art de l’interprète
s’attache à souligner toute l’actualité d’une écriture qui se dérobe et
qui ne semble jamais tarir sa source originelle, jaillissante.
Domenico Scarlatti: Sonates. Mathieu Dupouy, clavecin « tiorbino » anonyme Naples vers 1710.