Deux voix (une mezzo et un baryton) et un pianiste pour un voyage intime… sur les pas (enchanteurs) de Franz Schubert. Le spectacle imaginé (en 2021) par la Compagnie Miroirs Étendus – et « incarné » par les chanteurs solistes Victoire Bunel et Jean-Christophe Lanièce (avec la complicité du pianiste Romain Louveau) – revisite ces paysages intensément désespérés, miroitant entre langueur, blessure, et renoncement, et tisse l’action d’une séparation amoureuse.
Certes, la matière musicale n’est pas des plus festives : le cycle de Lieder Die Winterreise porte le crépuscule du dernier Schubert, malade et fragilisé : son testament spirituel, fraternel, et musical… Certes les poèmes de Wilhelm Müller évoquent ainsi la trajectoire d’un voyageur qu’une errance solitaire et suspendue mène aux portes de la mort. Si le cycle originel transcende le sentiment de renoncement, en parcours halluciné et létal, comme pétrifié sous une neige sépulcrale, le spectacle conçu par Philippe Gladieux et Antoine Thiollier raconte une toute autre histoire, celle de deux cœurs éprouvés que sépare et éloigne continûment l’impossibilité de s’écouter et de se comprendre. Distanciation que souligne aussi le sens même de la dramaturgie du spectacle (Antoine Thiollier a traduit chaque poème pour mieux suivre les méandres de ce cheminement imprévisible…) : quand « elle » chante face au public, « lui » est éloigné à cour ou à jardin, et inversement… et, dans le final, l’éloignement confirme deux êtres condamnés chacun à un exil solitaire.
De quelle façon la chaleur de sentiments à peine ressuscités peuvent-ils permettre le retour à la vie ? Est-il possible d’aimer après avoir souffert ? Où puiser la force de poursuivre ? Victoire Bunel et Jean-Christophe Lanièce ont déjà chanté ensemble l’un des Lieder extraits du Winterreise, en soulignant l’infinie « intranquillité » des sentiments humains frappés par la rupture. Les deux chanteurs se répartissent le cycle, en suivant les deux cahiers qui le composent : première session pour la mezzo, puis seconde partie pour le baryton, en contrastes constants, lui dans l’ombre, elle dans la lumière ; les deux exposés, sans filtre, face aux spectateurs, avant d’alterner leur chant en fin de cycle.
Ce chant à 2 voix renouvelle la perception même du cycle dans sa continuité. La tradition et l’habitude se tournent vers les barytons, interprètes familiers du cycle. La présence si prenante de la mezzo est d’autant plus appréciée : puissance et nuances, intensité doublée de sincérité, la mezzo Victoire Bunel est aussi habitée que combative, éprouvant l’amertume, acceptant l’impérieux départ, toujours « résiliante », et convaincante de bout en bout. A ses côtés, le baryton Jean-François Lanièce inscrit chaque mélodie dans une expressivité tout aussi juste, très intériorisée, où éblouissent les ténèbres d’un désespoir parfaitement vécu. Tous deux savent réaliser un chant tragique mais digne, dont la radicalité émotionnelle produit un geste vocal riche, ample et profond.
Comme un troisième personnage, le piano de Romain Louveau accuse sans dureté chaque accent de l’âme, chaque geste sincère, chaque défi de l’expérience amoureuse. Une expérience cependant définitivement inscrite dans la mélancolie éperdue de deux coeurs étrangers l’un à l’autre. Présenté entre autres à Quimper, à l’Athénée à Paris, et l’été dernier à la Ferme de Villefavard, le spectacle réussit pleinement à renouveler la compréhension du cycle de Lieder conçus par Schubert. Le voyage crépusculaire et hivernal du compositeur allemand y gagne même de nouvelles couleurs, intenses voire incandescentes, qui réactivent profondément ce nocturne envoûtant.
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CRITIQUE, théâtre musical. GENEVE, La Cité Bleue, le 25 janvier 2025. SCHUBERT : Die Winterreise. V. Bunel (mezzo), J.C. Lanièce (baryton), P. Gladieux (Conception), R. Louveau (piano & conception). Toutes les photos © Giulia Charbit