Le bel écrin du Théâtre des Champs-Elysées vient d’accueillir une version en concert d’un des opéras les plus drôles du Cygne de Pesaro, L’Italienne à Alger. Cet opéra-bouffe est une « turquerie » comme on en trouve depuis le milieu du XVIIIe siècle, s’inscrivant dans le sillage du Turc Généreux des Indes Galantes de Rameau ou de L’Enlèvement au sérail de Mozart. C’est une œuvre de jeunesse de Gioacchino Rossini, composée à seulement 21 ans. À l’exception de Tancredi, toutes les œuvres la précédant sont de petites comédies en un acte assez courtes. Une œuvre donc extrêmement aboutie et soignée par le compositeur qui laisse à de bons chanteurs toute la place d’exprimer leur potentiel comique.
Pour ce faire Julien Chauvin et le Théâtre des Champs-Elysées ont choisi une distribution de choix avec une Marie-Nicole Lemieux en pleine forme, fêtant joyeusement ses 25 ans de carrière dans ce théâtre qu’elle aime tant. Chose assez rare dans ce répertoire pour le mentionner, l’opéra était interprété par l’ensemble du Concert de la Loge, jouant sur instruments d’époque, conférant un caractère délicieusement incisif et croquant auquel le comique s’accommode à la perfection.
Marie Nicole Lemieux, véritable star de la soirée, mène l’intrigue et tous les hommes du plateau par le bout du nez. Elle arrive sur scène pieds nus dans une robe noire toute simple, quasiment une nuisette, mais elle est déjà la reine du plateau, éclatante de générosité. Chaque syllabe est expressive. Dans le célèbre “Cruda Sorte”, son premier air, elle se montre bouleversante dans la première partie. Séductrice malicieuse dans la deuxième, elle nous emporte dans le tourbillon Rossinien (“Si, si, si !” comme s’intitulait son album paru en 2017). Son jeu théâtral tout du long, pourtant en version concertante, nous faisait vivre tous les moments de la pièce avec la vivacité d’une Maria Pacôme !
Son amant Lindoro est interprété avec beaucoup d’aisance par le chanteur sud-africain Lévy Sekgapane. Ténor Rossinien par excellence, la voix est légère, très agile – bien qu’un peu petite par rapport au reste du plateau. On est immédiatement séduit par un sens du rythme, tant comique que musical, presque swing. On peut tout de même noter quelques portamenti peu orthodoxes, proches de la pop dans le premier acte. De son côté, l’argentin Nahuel di Pierro campe un Mustafa complètement berné à l’image du bourgeois gentilhomme. Vocalement plus stable dans le second acte que le premier, son superbe timbre s’est ensuite développé avec plus de clarté au fil de l’œuvre. Dans les récits, plus réussis ici que dans bon nombre de productions (y compris scéniques…), Di Pierro est absolument parfait. Elvira, son épouse, est interprétée avec moins d’assurance par Manon Lamaison. Si on l’avait beaucoup aimée dans cette même salle en Pamina, et que la voix est en effet très belle, la chanteuse semble avoir beaucoup moins étudié la partition que ses collègues qui connaissaient quasiment l’opéra par cœur. Ses deux airs étaient bien exécutés, mais les récits dramatiquement incertains, et l’on doit déplorer quelques écarts dans les ensembles. Sa suivante, Éléonore Pancrazi (Zulma) est toujours d’une grande vivacité dramatique. Connaissant la splendeur de sa voix, on regrette beaucoup que Rossini ne lui réserve pas une place plus importante, pas même un petit air. Alejandro Baliñas Vieites est un Haly très comique à la diction impeccable. Vocalement très sûr avec un timbre jeune qui sied mieux au rôle que celui d’un chanteur plus mature à qui on destine souvent le rôle. Enfin, c’est Mikhail Timoshenko qui interprétait Taddeo, le soupirant infortuné et ridicule d’Isabella. Vocalement il est immense comme le montre sa très belle et très justifiée carrière. Malgré son jeune âge, nous le pensons mûr pour commencer à aborder des rôles plus larges et avons hâte de l’y entendre.
Julien Chauvin s’occupe à merveille des chanteurs de son plateau et fait une confiance absolue à son formidable orchestre, d’une virtuosité rare sur des instruments aussi difficiles que sont les instruments anciens. Une pensée émue pour le clarinettiste dont une des clés s’est déclarée “gréviste” pendant l’Ouverture. Cette production, le lecteur l’aura compris, était axée sur la dramaturgie comique, d’où une importance particulière accordée aux récits accompagnés sur un petit pianoforte carré, d’une juste discrétion pour que les récits « ne deviennent pas musicaux » par un formidable chef de chant dont le nom n’est pas cité dans le programme publié sur internet (en version pourtant longue…).
Ainsi, nous avons nous fêté les 25 ans de carrière de la grande Marie Nicole Lemieux, et comme elle l’a dit avant un dernier tonnerre d’applaudissements : « Et c’est pas fini ! ».
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CRITIQUE, opéra. Paris,Théâtre des Champs-Élysées, le 18 juin 2025. ROSSINI : L’Italienne à Alger (version concertante). M. N. Lemieux, L. Sekgapane. N. Di Pierro… Le Concert de la Loge, Julien Chauvin (direction). Crédit photo © Droits réservés