Voilà une création qui fera date. Pour son troisième opus lyrique, Francesco Filidei a frappé fort, grâce à un sens du théâtre hors-pair, une lecture hallucinée de Damiano Michieletto, et une distribution superlative. Après Jean-Jacques Anaud au cinéma, Filidei transpose magistralement sur la scène lyrique le célèbre roman « Le nom de la rose » (« Il Nome della rosa ») d’Umberto Eco.
Écrit par le compositeur et alii, le livret est à l’image du roman : foisonnant, plurilingue (latin – sans doute un peu trop – italien, français, espagnol, allemand, hébreux, grec et latin macaronique), qui mêle habilement la stase d’une disputatio philosophique dont Eco se délectait (l’hérésie dolcinienne, la pauvreté du Christ entre les bleus franciscains et les rouges dominicains, la réflexion sémiologique qui se déploie entre jeux linguistiques et miroirs réfléchissants), et les péripéties d’une intrigue policière (la recherche d’un livre interdit, probablement jamais écrit, le second livre sur le rire de la Poétique d’Aristote, et dont les pages ont été empoisonnées, la succession des cadavres dans des vitrines qui rappellent les planches anatomiques), magnifiée par le génie théâtral de Damiano Michieletto. Transparaît également le goût de l’écrivain pour la numérologie (l’action se déroule ainsi en sept jours, trois pour le premier acte, quatre pour le second, sept comme les sept trompettes de l’Apocalypse, et vingt-quatre scènes), pour l’énumération, souvenir de Borges (livres et pierres se succèdent dans des listes interminables sur une même cellule mélodique alla Philip Glass au point d’en devenir hypnotiques).
Le foisonnement du livret semble être paradoxalement un obstacle au compositeur qui peine parfois à maintenir la tension narrative durant les près de trois heures que dure le spectacle. La musique cultive le mélange des registres, colle au plus près de la prosodie des mots quitte à les déstructurer dans leur articulation même, et rend hommage à la tradition italienne en préservant les formes closes, comme l’air de Abbone (« Adelmo da Otranto », homorythmique et martelé, ou celui de Adso, au moment de l’apparition de la Vierge, « Sub tuum praesidium »), mais en faisant aussi écho à la tradition grégorienne et aux compositions madrigalesques. Sur scène, une paroi trapézoïdale figurant l’architecture de l’abbaye en haut de laquelle chante le chœur des moines en train de prier (mais on devine qu’ils lisent en réalité le roman), tandis que des voiles blancs figurent la célèbre bibliothèque octogonale, image labyrinthique suspendue à des néons qui changent tour à tour de couleur, au gré des scènes (du vert au rouge sang : magnifiques lumières de Fabio Barettin).
En son centre une immense croix qui prendra feu à la fin, tandis que les voiles tomberont un à un à terre. Si le livret reste fidèle au roman, il est inévitablement autre, par la réduction rendue théâtralement nécessaire de la source ; ainsi, l’histoire tourne surtout autour de la figure d’Adso (excellemment interprété en travesti par Kate Lindsay), dont la stupeur est rendue visuellement (ut pictura poïesis) par la prodigieuse animation du bas-relief de la basilique de Moissac d’où sortent des dizaines de corps dénudés dansant avec lascivité et symbolisant la résurrection de la chair, tandis que le chœur chante l’Apocalypse de Jean, stupeur aussi devant l’intelligence de son maître qu’il peine à suivre, stupeur devant l’amour anonyme qui s’offre à lui et qui aboutit à l’apothéose de la sublime scène finale à laquelle fait écho le souvenir d’Adso vieillissant dont la voix est rendue par un chœur in absentia. Le roman revit par la musique, mais aussi par le pouvoir de l’image : le compositeur et son metteur en scène traduisent sur scène l’une des figures récurrentes du roman, l’ekphrasis et son infini pouvoir de séduction ; l’apparition de la Vierge de Van Eyck dans les bras de laquelle vient se placer Adso en lieu et place de l’enfant Jésus, la matérialisation d’une miniature et d’un bestiaire fantastique, ou encore les scorpions qui serpentent sur un mur blanc infligeant au bibliothécaire Malachie le poison mortel, autant de scènes qui resteront longtemps gravées dans les mémoires, et dont on louera les merveilleux décors de Paolo Fantin et les splendides costumes de Carla Teti.
La distribution ne mérite que des éloges. Outre Adso, le Guglielmo du baryton Lucas Meachem remplit parfaitement son rôle, même s’il semble légèrement en retrait (un choix du compositeur) et que son italien pourrait être perfectible. Gianluca Buratto campe un impressionnant Jorge da Burgos, gardien des secrets de la bibliothèque et réfractaire au rire, qui allie à une voix caverneuse une présence électrisante, auquel répond, dans un autre registre, une méconnaissable mais tout aussi efficace Daniella Barcellona en Bernardo Gui, implacable inquisiteur. Saluons également les performances du Salvatore de Roberto Frontali, une des plus heureuses créations romanesques de Eco, ou la stupéfiante virtuosité, à travers un ambitus vocal rarement atteint, de Carlo Vistoli, campant un tourmenté et prodigieux Berengario. Excellent Owen Willetts dans le rôle du perfide Malachie ; les autres rôles secondaires, tous tenus par des artistes du chœur de la Scala ne déméritent guère et on louera justement la performance des chœurs très souvent sollicités et fort bien dirigés par Bruno Casoni.
Dans la fosse, la direction roborative de Ingo Metzmacher est d’une précision d’enlumineur et sait mettre en valeur l’extraordinaire opulence orchestrale de la partition qui contraste avec l’accompagnement des interventions vocales, plus sobres, mais tout aussi théâtralement efficace. Étaient présents la famille du romancier et la fine fleur de la musique italienne contemporaine (Salvatore Sciarrino, Fabio Vacchi, Silvia Colasanti, Luca Francesconi). À la fin de cette soirée historique, douze minutes d’applaudissements ont ovationné cet opéra proprement visionnaire. Il faudra attendre cependant 2028 pour que le public parisien puisse découvrir l’œuvre qui sera chantée en français et présentée à l’opéra Bastille…
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CRITIQUE, opéra. MILAN, Teatro alla Scala, le 27 avril 2025. FILIDEI : Il Nome della rosa. Kate Linsey (Adso de Melk), Lucas Meachem (Guglielmo da Baskerville), Katrina Galka (La Ragazza del Villaggio/Statua della Vergine), Gianluca Buratto (Jorge da Burgos), Daniella Barcellona (Bernardo Gui), Fabrizio Beggi (Abbone da Fossanova), Roberto Frontali (Salvatore), Giorgio Berrugi (Remigio da Varagine), Owen Willets (Malachia), Paolo Antognetti (Severino da Sant’Emmerano), Carlo Vistoli (Berengario da Arundel / Adelmo da Otranto), Leonardo Cortellazzi (Venanzio / Alborca), Adrien Mathonay (Un cuciniere / girolamo vescovo di Caffa), Cecilia Bernini (Ubertino da Casale), Flavio d’Ambra (Michele da Cesena), Ramtin Ghazavi (Cardinal Bertrando), Alessandro Senes (Jean d’Anneaux), Voce di Adso da vecchio (Coro di ballerini), Damiano Michieletto (mise en scène), Paolo Fantin (décors), Carla Teti (costumes), Fabio Barettin (lumières), Mattia Palma (dramaturgie), Erika Rombaldoni (Chorégraphie), Orchestre et Chœur du Théâtre de la Scala, Ingo Metzmacher (Direction). Crédit photographique © Brescia e Amisano / Teatro alla Scala
VIDEO : Trailer de « Il Nome della rosa » de Francesco Filidei au Teatro alla Scala