La magie de Alcina de Georg Friedrich Haendel a opéré dès les premières mesures dans l’écrin prestigieux de l’Opéra Royal de Versailles, portée par une distribution étincelante et l’énergie électrisante de Stéphane Fuget à la tête de son ensemble Les Épopées. Ce concert, bien plus qu’une simple exécution, fut une véritable incarnation de l’œuvre de Haendel, où chaque note, chaque silence, respirait le théâtre et l’émotion pure.
Un enchantement baroque sous les ors de Versailles
Stéphane Fuget a insufflé une vitalité rare à la partition du Caro Sassone. Sous sa baguette, les musiciens ont déployé un paysage sonore d’une richesse inouïe : les cordes chantaient avec une articulation cristalline, les bois apportaient des couleurs pastel ou mordantes selon les sortilèges de l’intrigue, et la basse continue, souple et inventive, servait de fil d’Ariane à cette traversée des passions. La gestuelle de Stéphane Fuget est unique, profondément incarnée. Tout entier engagé dans son art, il jaillit, frappe le sol, électrique, comme traversé par une force invisible. Chaque apparition est marquée avec une netteté saisissante : un soupir, un éclair dans le regard, un mouvement large — son corps entier devient vecteur d’impulsion. Tour à tour assis ou debout, il évolue tel un équilibriste, oscillant entre gravité et légèreté. Une écoute collective palpite entre les musiciens, vibrant bien au-delà des consignes données
La soprano cubo-américaine Lisette Oropesa, en magicienne suprême, a livré une performance à couper le souffle. Son « Ah! mio cor » fut un moment de grâce absolue : voix de soie et d’acier, pianissimi flottants comme des voiles, coloratura étincelante, et une expressivité qui faisait trembler l’âme. Son incarnation d’Alcina oscillait entre la fureur tragique et une vulnérabilité déchirante, notamment dans « Ombre pallide », où son dialogue halluciné avec les violons a suscité des frissons dans l’auditoire. Son dernier air ”Mi restano le lagrime”, à faire pleurer les pierres, restera le moment le plus bouleversant de la soirée, et lui vaudra une dernière ovation. La mezzo-soprano française Gaëlle Arquez, annoncée “souffrante” sans qu’il n’y paraisse rien, a captivé par sa palette vocale d’une richesse prodigieuse. Son « Sta nell’Ircana » a explosé comme un feu d’artifice de virtuosité (les doubles croches ciselées à la perfection !), tandis que « Verdi prati » prenait des teintes mélancoliques d’une poésie à fleur de peau. Son timbre velouté, allié à une présence scénique intense, a magnifié l’arc transformationnel du héros Ruggiero, égaré puis libéré.
De son côté, la jeune soprano belge Gwendoline Blondeel (qui a incarné le rôle-titre dans La Fille du régiment de Donizetti dans ces mêmes lieux le mois dernier), avec sa voix légère au timbre doré, a illuminé son personnage de Morgana avec un « Tornami a vagheggiar » pétillant de coquetterie, agrémenté de sur-aigus éblouissants. Face à elle, l’Italienne Teresa Iervolino, en Bradamante guerrière, a opposé une voix de mezzo sombre et puissante, particulièrement saisissante dans « È gelosia », où sa colère roulait comme un tonnerre. Leurs duos (tel le « E pur son quella ») étaient des joyaux d’interaction, pleins de malice et de tension. Philippe Talbot (Oronte) a ciselé chaque phrase avec une diction impeccable et un phrasé raffiné (« Un momento di contento » fut un modèle de style), tandis que le jeune et talentueux Guilhem Worms, basse au grave noble, apportait une gravité salutaire au rôle de Melisso. Enfin, dans le rôle d’Oberto, le sopraniste vénézuélien Samuel Marino (monté sur des talons aiguilles vertigineux, incrustés de zircon !) a stupéfié par l’audace et la pureté de son timbre. Son « Barbara! Io ben lo so », chanté avec une fraîcheur juvénile et une agilité vertigineuse, a rappelé la virtuosité légendaire des castrats haendéliens. Une performance historique qui a valu au public de retenir son souffle avant de déchaîner de spectaculaires applaudissements.
Le « Dal orror di notte cieca » final, avec ses échos entre solistes et orchestre, a clôturé la soirée dans une euphorie collective. Les ovations ont duré un long moment – preuve que cette Alcina, sans décors ni costumes, avait transcendé le format concert pour devenir une expérience totalement immersive. Fuget et Les Épopées confirment leur statut de référence absolue dans le baroque, et Oropesa signe une Alcina inoubliable. Versailles peut s’enorgueillir d’avoir accueilli un tel miracle !
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CRITIQUE, opéra (en version de concert). VERSAILLES, Opéra Royal, le 29 avril 2025. HAENDEL : Alcina. L. Oropesa, G. Arquez, G. Blondeel, T. Iervolino… Les Épopées, Stéphane Fuget (direction). Crédit photographique (c) Emmanuel Andrieu
VIDEO : Lisette Oropesa chante un air extrait de Alcina (Londres, 2022)