Rarement donné, Treemonisha (1911) est l’unique opéra qui nous soit parvenu de Scott Joplin, célèbre compositeur de musique ragtime (Maple Leaf Rag, The Entertainer…), son premier (A Guest of Honour, 1903) ayant disparu. En France, on a pu entendre l’ouvrage au Théâtre du Châtelet en 2010 et au Théâtre de Caen en 2022. Œuvre rare donc que ce (probablement) premier opéra afro-américain. Œuvre brève aussi, mais musicalement très réussie, mêlant chants populaires, valses, gospels, rags et un final en slow drag délicieux ; l’univers de Kern et Hammerstein pour Show Boat (1927) n’est pas très loin. Œuvre étonnamment progressiste, enfin, au regard des normes de l’époque : refus de la superstition (ou des religions), égalité entre hommes et femmes, émancipation par l’éducation…
Treemonisha est une enfant trouvée sous un arbre, qui s’apparente à un arbre de la connaissance. Enlevée par des sorciers qui veulent conserver leur pouvoirs sur un peuple superstitieux, elle revient bientôt parmi les siens, réclament l’indulgence pour ses ravisseurs puis est élue cheffe de son peuple.
A Caen, le collectif sud-africain – Isango – avait mis en scène des sorciers devenus dealers dans une lecture politique contemporaine, où primait (le refus de) la violence. Bien qu’inscrite « dans le cadre de la commémoration de la journée des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions », cette nouvelle production bordelaise ignore en quelque sorte les racines de l’œuvre (l’action est censée se dérouler en 1884 dans une ancienne plantation d’esclaves en Arkansas) pour la revêtir des habits d’un conte pour enfants, par une approche délibérément ludique et colorée – une manière d’en démontrer l’universalité, lorsque le livret peut paraître parfois simpliste, par son opposition manichéenne entre les gentils et les méchants.
Sur un plateau presque nu, des ballots de paille ancrent Treemonisha dans un paysage agricole intemporel que Claire Manjarrès imagine comme « l’image d’un nid : un espace sécurisé où l’on peut grandir jusqu’à casser sa coquille et s’épanouir à la vie ». Cette paille sera ensuite utilisée par brassées, pour des célébrations, des déguisements (épouvantails, sorciers, chamanes…) et même l’esquisse d’un bûcher. La mise en scène tire parti de ce décor unique, par un subtil jeu de lumières et, surtout, une chorégraphie particulièrement réussie, qui impulse des mouvement variés à chaque scène, propulse parfois les chanteurs dans la salle, transmettant un enthousiasme et un bonheur communicatifs.
Les chanteurs rendent justice à cet opéra méconnu. Dans le rôle-titre, Marjolaine Horreaux affiche une assurance et une sagesse tout à fait convaincantes, servi par une musicalité sans faille. Olivier Bekretaoui campe ensuite un Remus de qualité, servi par la qualité de sa projection et une incarnation toute en délicatesse. Appuyé sur une béquille, Loïck Cassin assoit la profondeur du personnage de Ned par la qualité de son chant, en dépit d’une diction perfectible. On saluera néanmoins la gravité émue de son « Wrong is never right ».
Au piano, Martin Tembremande mène cette partition avec enthousiasme, efficacement secondé par Alexis Duffaure, tandis que les Chœurs de l’Opéra de Bordeaux (parfaitement préparés par Salvatore Caputo) sont joyeusement impeccables.
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CRITIQUE, opéra. BORDEAUX, Auditorium (les 24 & 26 mai 2024). S. JOPLIN : Treemonisha. M . Horreaux, A. de Broissia, M. Goso… Claire Manjanarès (mie en scène) / Martin Trembemande (piano). Photos (c) Pierre Planchenault.