Mathématicien rigoureux et homme aux valeurs profondément ancrées dans l’Angleterre victorienne, Lewis Carroll (1832-1898) a pourtant donné naissance à l’un des personnages les plus libres de la littérature : Alice au pays des merveilles. Cette jeune fille intrépide, plongée dans un monde où la logique se mue en absurdité, incarne une forme de rébellion contre les conventions sociales. À travers ses jeux de mots et ses situations déroutantes, Alice au pays des merveilles dépeint une réalité déformée, miroir grotesque d’une société corsetée par des normes arbitraires. Les Surréalistes y verront plus tard une préfiguration de leur propre démarche, où le rêve devient un outil de subversion. Pourtant, si Carroll se libère par l’écriture, sa vie personnelle reste fidèle aux codes de son époque. La fable d’Alice, avec sa lucidité enfantine et sa fraîcheur corrosive, semble ainsi une échappatoire ironique – comme si l’auteur n’avait pu s’affranchir que par la fiction.
L’adaptation musicale de Matteo Franceschini et Caroline Leboutte – créée en 2016 à la Philharmonie de Paris et redonnée sur deux soirées à l’Opéra Grand Avignon (où le compositeur italien est en résidence) – redonne vie à cette quête initiatique avec une modernité audacieuse. Loin d’une simple transposition, l’œuvre explore les méandres de l’esprit d’Alice, où chaque rencontre – le Lapin Blanc fébrile, le Chapelier déjanté ou la Reine des Cœurs tyrannique – symbolise une étape vers la compréhension d’un monde absurde. La partition de Franceschini, mêlant jazz, opéra et comédie musicale, épouse cette instabilité, tandis que les costumes et décors oniriques (comme la Chenille fumante ou les meubles suspendus) plongent le spectateur dans un univers en perpétuelle métamorphose. Dès l’ouverture, la mise en scène brouille les frontières : les chanteurs scrutent le public dans un silence intrigant, annonçant un spectacle où rêve et réalité s’entremêlent. Les éclairages de Nicolas Olivier et les décors modulables d’Aurélie Borremans amplifient cette atmosphère, comme lorsque l’ombre d’Alice grandit démesurément, symbole de sa confrontation avec l’étrangeté adulte.
Élise Chauvin incarne une Alice à la fois vive et touchante, alliant une voix souple à un jeu plein de nuances. Autour d’elle, les chanteurs se multiplient avec brio : Kate Combault passe avec agilité de la Chenille nonchalante au Chapelier excentrique, tandis que Sarah Laulan, en Reine de Cœur, mêle autorité et burlesque avec un timbre grave saisissant. Jean-Baptiste Dumora, en Chat du Cheshire énigmatique ou en Duchesse grotesque, captive par sa présence théâtrale, de même que Rémy Poulakis en Lapin blanc et divers petits rôles.
L’Orchestre National Avignon-Provence, dirigé par David Greilsammer, souligne avec finesse les contrastes de l’œuvre, malgré un incident cocasse (la chute de l’estrade du chef, surmontée avec professionnalisme). Les jeunes chanteuses de la Maîtrise de l’Opéra Grand Avignon apportent quant à elles une fraîcheur enjouée, parfait équilibre à la complexité des solistes.
Le spectacle s’achève sur une note poétique : Alice, de retour à la réalité, gravit une échelle vers l’obscurité, laissant planer le doute sur la nature de son aventure. Cette fin ouverte, fidèle à l’esprit de Carroll, invite chacun à interpréter ce voyage entre raison et folie. Sous les ovations du public, le rideau reste ouvert, prolongeant la magie – comme pour rappeler que le merveilleux réside peut-être dans notre capacité à douter, à questionner, et à garder une part d’enfance. Ainsi, cette Alice revisité n’est pas seulement un opéra familial : c’est une célébration de l’imagination comme acte de résistance, une invitation à voir le monde avec les yeux grands ouverts – même lorsque tout semble absurde.
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CRITIQUE, opéra. AVIGNON, Opéra Grand Avignon, le 29 mars 2025. FRANCESCHINI : Alice. E. Chauvin, K. Combault, S. Laulan… Caroline Leboutte / David Greilsammer. Crédit photographique © Cédric Delestrade
VIDEO : Trailer de Alice de Matteo Franceschini à l’Opéra Grand Avignon