Bad Wildbad est une petite ville de cure perdue dans la Forêt Noire, et s’il n’ y a aucun monument remarquable à visiter (hors le fameux “Palais Thermal”, actuellement en cours de rénovation…), le site est tout simplement exceptionnel, avec le charme inouï d’un ruisseau coupant le village et la vallée en deux – où seuls les amateurs de belcanto, et bien sûr les curistes, s’aventurent. Parmi ces curistes, un certain Gioacchino Rossini y séjourna, d’où l’idée de créer un “petit Pesaro” au nord des Alpes ! La direction du festival (assurée par Jochen Schönleber, qui s’occupe également de toutes les mises en scène….) a eu le courage de programmer, depuis plus de trois décennies, des œuvres souvent rares du Cygne de Pesaro… mais cette édition 2024 offrait néanmoins deux ouvrages assez courants : Le Comte Ory et L’Italienne à Alger – aux côtés d’une version de concert du beaucoup plus rare “Masaniello ou le pêcheur de Naples” de Michele Carafa (un contemporain et grand ami du compositeur pésarais), car le festival n’est pas uniquement dédié à Rossini, mais au belcanto en général… comme l’indique son intitulé exacte : “Rossini in Wildbad – Belcanto Opera Festival” !
Deuxième ouvrage à l’affiche du festival (après Masaniello), dans l’inélégante Trinkhalle (à l’acoustique par ailleurs problématique…) qui sert de lieu principal aux représentations, l’hilarant Comte Ory (1828) repose sur une intrigue plutôt leste, semée de situations ambiguës et d’ambivalences scabreuses, tout en déroulant une partition d’un rare raffinement et d’une virtuosité vocale superlative. De ce décalage naît une constante et piquante ironie, laquelle exige des interprètes et du metteur en scène beaucoup de verve et d’imagination fantaisistes. Avouons d’emblée que nous avons été comblés à tout point de vue ce soir, avec cette production pleine de drôlerie (à une ou deux scènes too much près…) imaginée par le maître des lieux Jochen Schönleber, l’homme de théâtre allemand transposant l’ouvrage dans le mouvement hippie des années 70 du siècle dernier, le fameux ermite devenant ici un gourou à barbe blanche (accessoire qu’il troquera, au II, pour une perruque blonde et une robe en satin rose bonbon !), multipliant les signes de “peace and love” en croisant les doigts pour former un V. Au I, il règne sur une foule masculine tour à tour grimés en body-builders puis en afro-lovers (coiffures rasta), et une foule féminine aux jupes colorées typiques de l’époque (costumes conçus par Olesja Maurer). Une fois le mécanisme compris, suivre ce spectacle est un exercice divertissant. Les clins d’œil ironiques, les déguisements, les bouffonneries, les faux soupirs : tout est volontairement grossi, de façon à souligner l’aspect ludique de la farce rossinienne.
Une distribution de chanteurs-acteurs d’un excellent niveau contribue à la réussite du spectacle, à commencer par le ténor congolais Patrick Kabongo, étoile montante du chant rossinien et grand habitué du festival allemand, qui surmonte tous les obstacles de son rôle avec une déconcertante facilité, se permettant le luxe de renoncer un instant à son insolent registre aigu pour un falsetto outré lorsqu’il s’agit de simuler le « ravissement mystique » de Sœur Colette. Bien compréhensible et concupiscible objet de ses délires et délices ratés, la belle soprano géorgienne Sofia Mchedlishvili met sa voix superbe et sa technique sans faille, au service d’un jeu de comédie irrésistible dans de stratosphériques suraigus. A peine travesti (ce qui renforce l’ambiguïté…), l’Isolier de la mezzo croate Diana Haller, voix de velours sombre et ardent, s’avère également d’une stupéfiante présence scénique et vocale, toute en nerfs, bondissant lutin qui lutine la dame et dame le pion au Comte : dans des enlacements à trois, entre le Comte berné, Adèle et Isolier, le trio poétique de la nuit devient une inénarrable et inextricables scène de triolisme érotique dans le lit nocturne, montrée ici en ombres chinoises, ce qui est une des bonnes idées de la proposition scénique.
La mezzo espagnole Camilla Carol Farias campe une efficace Ragonde, faconde en leçons morales, dont la sensuelle rondeur de la voix dément la sèche chasteté des propos, gardienne de la forteresse et de la morale. Avec son efficacité habituelle, le baryton italien Fabio Capitanucci campe un Rimbaud d’abord bourru, puis bourré de vin, gaillard et paillard, cherchant ripaille et victuaille, avec un air à boire de « liste » volubile dans la tradition bouffe, ici, de vins, sorte de séguedille échevelée aux vocalises avinées, à toute vitesse, où éclate la virtuosité de sa généreuse voix qui peine cependant dans les notes hautes. En quelques scènes, la basse française Nathanaël Tavernier séduit par la beauté de sa voix aux graves superbement timbrés, tandis que l’acteur s’avère tout aussi excellent. La jeune soprano japonaise Yo Otahara est une jolie Alice à entendre, tandis que les Chœurs de l’Orchestre Szymanowski de Cracovie, ribambelle de pucelles et dames esseulées ou fausses pèlerines masculines aux inénarrables coiffes bleues, font assaut de maestria dans un français tout à fait idiomatique.
Enfin, le maestro Antonino Fogliani – qui n’est autre que le directeur musical du festival – mérite mille bravos. Placé à la tête d’un excellent Orchestre Szymanowski de Cracovie, il enthousiasme de bout en bout : de l’ouverture donnée à pas de loups (dans la bergerie) aux crescendi « vacarmini » des ensembles concertants, il mène tambour battant tout son petit monde à un train d’enfer… pour un Rossini de paradis !
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CRITIQUE, festival. BAD WILDBAD, Rossini in Wildbad & Belcanto Opera Festival (Trinkhalle), le 27 juillet 2024. ROSSINI : Le Comte Ory. P. Kabongo, S. Mchedlishvili, D. Haller, N. Tavernier… Jochen Schönleber / Antonino Fogliani. Photos (c) Patrick Pfeiffer.
VIDEO : Julie Fuchs chante l’air « En proie à la tristesse » extrait du « Comte Ory » de Rossini