18 ans après les avoir jouées et enregistrées avec l’Orchestre romantique et révolutionnaire (2007), John Eliot Gardiner reprend l’étude et l’analyse des 4 Symphonies de Johannes Brahms, dans ce cycle réalisé à Amsterdam sur 3 années, entre 2021 et 2023. En s’appuyant sur les ressources (très argumentées des musiciens du Royal Concertgebouw Orchestra Amsterdam), le maestro livre ici pour DG, – avant ses récents déboires qui l’auront écarté de la scène en 2024-2025, une compréhension brahmsienne qui ne manque pas d’intérêt.
vertus de l’approche
historiquement informée
En dépit d’une attention naturelle à l’éloquence et à la ciselure instrumentale, le chef rompu aux approches allégées et historiquement informées, n’empêche pas d’une manière générale, une certaine épaisseur compacte du bloc des cordes ; la tenue des séquences qui mettent en lumière bois et vents s’avère plus convaincante et même superlative ; l’alliance des bois, les cuivres d’une noblesse onctueuse, précisément la couleur des hautbois et des cors s’avèrent au fil de l’écoute, superlatifs.
Sujet du CD1, la Symphonie n°1 (1876), en ut mineur opus 68, et son début au souffle tragique au diapason de la marche initiale avec timbales est réalisée dans le respect scrupuleux du « sostenuto » indiqué, lequel amplifie en réalité la résonance du sentiment irréversible ; Gardiner plonge alors dans la matière brahmsienne, à la fois dense, d’une rythmique implacable, où les staccatos relancent constamment le climat d’angoisse et de fatalité maudite… le chef n’écarte ni aridité ni sécheresse dans cette expression d’un drame entier qui avance sans retour possible. Même l‘Andante qui suit (lui aussi « sostenuto ») ne s’éloigne jamais d’une certaine rigidité malgré le chant plus apaisé du hautbois… Prolongement plus aéré encore, le « Poco Allegretto e grazioso » en guise de scherzo (!) préfère une ambiance pastorale où règne la danse des bois (clarinette et hautbois surtout) que Gardiner détache avec une très juste subtilité onirique. Le Finale dans sa transparence restituée (cordes) assume pleinement sa filiation avec le souffle éperdu de Schumann, tout en regardant du côté de Bruckner, mais un Bruckner majestueux et qui s’enfonce dans le mystère, grâce au thème souverain énoncé par le cor, lointain, énigmatique que la flûte éclaire d’une couleur enfin pus humaine et compréhensible. Avant le chant final des violoncelles, évoquant l’Ode de Beethoven dans sa 9è : chant fraternel et ardent qui efface toute tension…
Plus emblématique encore de cette intégrale en 3 cd, le dernier cd comprenant les symphonies n°3 et n°4 qui clarifie enjeux et sens de la lecture : chaque mouvement est mesuré, compris dans sa somptueuse noblesse de ton, où se mêlent le souffle d’une tragédie intime idéalement canalisée et la tentation heureuse plus apaisée des mélodies d’essence populaires. Dans la 3è, opus 90, le premier allegro rugit avec majesté, diffusant une lave du plus bel effet ; même splendeurs de timbres dans l’Andante, comme enchanté et d’une calme intériorité – le 3è mouvement, le plus célèbre des Allegrettos conçus par Brahms (Poco allegretto) est énoncé avec pudeur et équilibre, où se déploie aussi le souci de clarté auquel le chef ajoute une indiscutable individualisation instrumentale permise par l’implication millimétrée des musiciens amstellodamois. L’énergie collective qui emporte tout le finale (Allegro) sonne plus précipité et moins abouti que les mouvements précédents, hormis la toute fin où en allégeant considérablement la texture et en faisant chanter bois et cordes, le chef trouve une transparence bienvenue.
La dernière Symphonie n°4 – opus 98, joue habilement sur l’ambiguïté continue entre opulence de la texture et âpreté sinueuse plus fugace et affleurante à laquelle flûte, hautbois et clarinette apportent les teintes scintillantes adéquates, quand les cordes flexibles et ondulantes réalisent l’écoulement irrépressible du thème, ciblant son essence tragique. Gardiner trouve un même ton et une coloration d’une indiscutable profondeur dans l’Andante (moderato) qui suit immédiatement ; cors fabuleusement épiques et distanciés, clarinettes tout aussi engagées, d’une volupté ardente, cordes majestueuses et conquérantes enrichissent remarquablement l’esprit comme envoûté de la cantilène qui devait tant marquer Dvorak. Le Scherzo explose de joie et de facétie heureuse dont Gardiner se plaît à varier les tutti (flûtes et triangle à l’appui).
L’ampleur et les vertiges spectaculaires du dernier Allegro (energico e passionnato), affirment la valeur de l’approche du chef britannique ; l’architecture orchestrale d’un Brahms génialement inspiré, dont Gardiner se délecte à restituer les très subtiles dosages instrumentaux, faisant dialoguer les tutti retentissants et majestueux (cors et trombones impérieux), d’une âpreté progressivement débordante, et bois rêveurs… la richesse et la subtilité de l’approche se révèlent dans ce dernier mouvement, indiscutablement profitable ; preuve est encore faite que contre toute routine et préconçus, la direction d’un chef qui maîtrise l’approche historiquement informée, apporte énormément aux instrumentistes d’un orchestre moderne. Ce même constat vaut aussi, avec les apports à présent reconnus et mesurés pour des chefs « baroqueux », tentés par le souffle romantique : ainsi Philippe Herreweghe chez Bruckner et Brahms, ou très récemment en ce printemps 2025, Jordi Savall qui s’aventure en terres Schumaniennes et Brucknériennes lui aussi, après ses Beethoven et Schubert, passionnants. A suivre.
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CRITIQUE événement. COFFRET : BRAHMS / GARDINER. Symphonies n°1 – 4.
Royal Concertgebouw Orchestra Amsterdam (2021, 2022, 2023 – 3 cd DG Deutsche Grammophon) – Parution annoncée le 2 mai 2025 – Plus d’infos sur le site de l’éditeur DG Deutsche Grammophon : https://www.deutschegrammophon.com/en/catalogue/products/brahms-the-symphonies-john-eliot-gardiner-13923