Ce concert du 12 mars a permis à la Halle-aux-Grains de Toulouse, vraiment pleine à craquer, de retrouver comme au bon vieux temps l’Orchestre National du Capitole (en majesté) dirigé par Tugan Sokhiev. Sans vouloir polémiquer, rappelons que le chef Ossète avait démissionné de son mandat en 2022 et que cela l’avait empêché de diriger cette partition au tout début de la Guerre en Ukraine. C’est donc un retour triomphal : sa réponse implacable de musicien aux politiques. Comment mieux dire sa haine de la guerre qu‘en donnant vie à la vaste partition de Dmtri Chostakovitch. Aujourd’hui, cette symphonie – qui a été écrite sous les bombardements nazis en 1942 en Russie – dit la haine de toute guerre et condamne de fait toute guerre, quelle qu’elle soit.
L’amour entre Tugan Sokhiev et la phalange toulousaine (qu’il a dirigée durant 14 ans) n’a pas été terni par les événements. C’est simplement le public qui n’a eu, cette année, qu’un seul concert pour le constater (en décembre 2023, malade, Tugan Sokhiev avait dû annuler sa venue à Toulouse) – et quel concert ! Jamais l’orchestre n’avait autant débordé ainsi de la scène, envahissant les marches vers les spectateurs, et rarement la salle aura été si pleine également. Tugan Sokhiev arrive d’abord avec énergie et se fraye un passage pour gagner l’estrade. Les applaudissements crépitent, il salue puis il se concentre. Il dirige sans baguette, à mains nues, signe d’une grande confiance en lui-mêle et en l’orchestre.
Le début de l’Allegretto est une sorte de portique fait de puissance et d’arrogance : les hommes sont certains de maîtriser leur vie en paix. Le son est compact et riche. Puis les bois apportent des éléments bucoliques et tendres, la vie en paix est bien agréable ainsi décrite. La texture de l’orchestre s’allège comme par magie, la lumière devient douce, cela chante et danse. Puis insensiblement, la caisse claire presque inaudible intervient. A partir de là, un mouvement digne du Boléro de Ravel se construit. Tout l’orchestre va amplifier le thème simple et la caisse claire solo va embarquer avec elle deux, puis trois collègues, pour se faire entendre quand l’orchestre fait retentir des cuivres si dramatiquement. Ce passage d’un implacable tragique est un mélange de terreur et de jouissance. Le trouble est déstabilisant. Cette splendeur de son, cette direction magnifique, cet engagement des musiciens, tout est merveilleux et décrit pourtant la folie guerrière qui monte et ne s’arrête que sur la désolation de la destruction quasi totale. A ce moment, la plainte désolée de la flûte est si déchirante qu’elle rappelle que les premières flûtes ont été fabriquées dans des os creusés et percés. Sandrine Tilly est merveilleuse et sera poignante à chaque intervention. La description précise des autres mouvements serait fort longue. Nous allons donc insister sur la forte affinité qui existe entre Tugan Sokhiev et cette partition. Dans sa direction, quasi chorégraphique, il en met en valeur les audacieuses beautés orchestrales, la riche harmonie, les couleurs saturées ou diaphanes ; les phrasés sont creusés, les nuances sont extrêmes, la structure également est mise en valeur et la construction d’ensemble est lumineuse. La maturité est tellement belle chez ce musicien d’exception ! Les musiciens de l’orchestre sont des solistes magnifiques quand ils sont sollicités, et le jeu collectif, l’écoute mutuelle, sont celles d’un très, très grand orchestre.
La fin si savamment construite, si étourdissante, laisse une partie du public comme hébétée. Les applaudissements n’en sont que plus tonitruants ensuite. Tugan Sokhiev, radieux, fait saluer ses amis solistes de l’orchestre l’un après l’autre, après avoir été rudement mis à l’épreuve et tout donné. Les cordes ont été hallucinantes de souplesse, les violons larges et poignants, les altos ont trouvé des couleurs incroyablement dramatiques, les violoncelles ont su être tragiques et les (10 !) contrebasses d’une rigueur implacable.
Le lendemain, à la Philharmonie de Paris, dans une acoustique bien plus adaptée, parions que le succès aura également été colossal. Espérons que la Warner qui avait envisagé une intégrale des Symphonies de Chostakovitch avec ce chef et cet orchestre aura posé ses micros pour éterniser cette merveilleuse interprétation et ce moment historique !
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CRITIQUE, concert. TOULOUSE, Halle-aux-Grains, le 12 mars 2024. CHOSTAKOVITCH : Symphonie N°7 dite « Leningrad ». Orchestre National du Capitole / Tugan Sokhiev. Photo (c) Emmanuel Andrieu (lors de la reprise du concert à la Philharmonie de Paris le 13/3/2024).
VIDEO : Tugan Sokhiev dirige l’Orchestre National du Capitole de Toulouse dans la Symphonie N°7 de Dmitri Chostakovitch (extrait)