Symphonie n°8 « inachevée ». D’emblée, Jordi Savall défend une conception volcanique, primitive, chtonienne des deux mouvements qui nous sont parvenus et qui font de l’opus 8, ce massif sublime « inachevé ». Chaque tutti est une morsure, chaque mesure de valse du premier mouvement, une caresse et …un adieu mélancolique ; mais ce qui séduit c’est l’immersion dans la profondeur et ce surgissement irrépressible d’une vérité terrifiante qui enfle et foudroie ; entre oubli et renoncement mais aussi clairvoyance, Savall édifie une puissante architecture à la fois tragique et cynique au souffle prométhéen grâce à laquelle le divin Schubert égale la vision de l’ombre tutélaire, son grand contemporain, Beethoven à Vienne. Entre le rugissement du volcan, son antre profond, et la tendresse qui rassure et rassérène, le chef catalan rétablit chez Schubert, l’écart des vertiges, l’éclat des profondeurs, les soleils noirs, les ténèbres, leurs insondables menaces (cordes acérées, vives, trépidantes) autant que l’ineffable oubli, la volonté d’effacement). Ce bouillonnement de la psyché trouve une saisissante parure orchestrale, éruptive et souple à la fois.
Dans l’Andante, face souterraine et mystérieuse du portique précédent, Savall rétablit les mêmes proportions du colossal, élargi encore grâce à l’assise des basses, couplée à une parfaite lisibilité des cuivres et la tendresse des bois et des vents…
Toujours grâce au format et à la tension spécifique des instruments historiques, les contrastes et les dialogues entre les pupitres gagnent une définition précise, des arêtes plus vives, et globalement une caractérisation plus affûtée ; couleurs et timbres nuancent considérablement le spectre sonore soulignant et la grandeur et le souffle beethovéniens, et la sensibilité mozartienne, une sincérité miraculeuse. Cette appropriation est d’autant mieux maîtrisée par les interprètes qu’ils ont avant ces Schubert achevé leur intégrale des symphonies de Ludwig avec l’apport et la pertinence que l’on sait.
Dans ce paysage revivifié, aux dimensions subtilement opposées, Savall révèle et affine toutes les tensions d’une partition à la fois somptueuse et volcanique ; en ciselant les effets de texture, en soulignant la structure spectaculaire, le chef indique combien la 8è, dans ses 2 premiers mouvements, laissés orphelins, expriment la furia d’un Schubert qui exprime davantage qu’il ne canalise, capable de déflagrations inouïes, abruptes, au souffle primitif d’un temps de déluge, d’autant moins attendues qu’on le connaît comme le roi du lied et des cycles introspectifs les plus ténus.
Approche décisive sur instruments historiques
La forge orchestrale tendre et éruptive de Schubert
selon Jordi Savall
La 9è Symphonie dite « La grande », totalise le meilleur de Schubert, sur un mode plus maîtrisé où les forces sont plus organisées que jaillissantes, dans un cadre plus classique, d’où ce passage du si mineur (8è) à l’ut majeur (9è), expression lumineuse d’un nouvel équilibre dans lequel le Schubert introverti du lied transpose sans se déjuger, sa quête d’intériorité dans le format symphonique ; l’accomplissement est d’autant plus méritoire que la 9è qui résout les tensions de la 8è, succède à la 9è de Beethoven (créée le 7 mai 1824). Schubert qui a amorcé et quasi fini son opus courant 1825, peaufine encore jusqu’en 1827, et assiste à la création en 1827 comme « exercice d’élèves » de la Gesellschaft Musikfreunde de Vienne. En réalité, la 9è sera officiellement jouée et créée posthume, au Gewandhaus de Leipzig par Mendelssohn le 21 mars … 1839, après que Schumann n’en souligne la très haute valeur…
Vif et animé, soucieux des timbres historique, le chef catalan cultive la vitalité heureuse. Savall aborde chaque mouvement sur un tempo soutenu, allant, dévoilant l’énergie permanente de son développement, ce dans tous les mouvements ; dès l’Andante initial (à 2/2)
Dans l’Andante con moto, le chef souligne la majestueuse marche d’esprit Haydnien (énoncés par hautbois et clarinettes) amplifiée par violoncelles et contrebasses ; le chef en détaille l’éloquente énergie, avec une nervosité mordante, voire incisive et le sens d’une souveraine majesté tempérée aussi par une grand tendresse… mozartienne. Cors, cordes, bois à la finesse pastorale indiquent très clairement l’attention et même l’acuité du maestro à la texture et aux couleurs schubertiennes, souvent orientées vers le jaillissement d’une onde introspective. Scherzo exprime une impatiente dansante inédite ; et le Finale (Allegro vivace) inscrit dans la lumière déjà schumanienne, précise le rythme d’une course effrénée dessinée comme un accomplissement vers son apothéose finale ; bois, vents, cordes trépignent (les éclats vifs argent des cuivres !) et font décoller le grand vaisseau orchestral en un bouillonnement éruptif primitif qui inscrit aussi Schubert dans le sillon conquérant, martial du général Beethoven, ivre, éperdu, défenseur d’un humanisme gorgé d’espérance que son cadet et contemporain Schubert semble avoir adopté à la lettre avec une fièvre ardente, indéfectible, viscérale. Lecture argumentée, convaincante, décisive même.
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CRITIQUE, CD. SCHUBERT / Transfiguration : Symph 8 et 9 (Le Concert des nations, Jordi Savall – 2 cd Alia Vox) – CLIC de CLASSIQUENEWS automne 2022
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PLUS D’INFOS sur le site de l’éditeur ALIA VOX :
https://www.alia-vox.com/fr/catalogue/franz-schubert-transfiguration/?utm_source=sendinblue&utm_campaign=New+release+Schubert&utm_medium=email
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TEASER VIDEO – Jordi Savall dirige les Symphonies n°8 et 9 de Schubert :