Yannik Nézet-Séguin insuffle respirations et élan justes dans cette lecture très incarnée qui sait aussi soigner la transparence et l’intensité de la parure orchestrale. Le Symphonique de Philadelphia montre d’évidentes qualités de cohésion comme de nuances. Le double coffret regroupe les Symphonies de la « revanche » (après l’échec de la I), symphonies 2 et 3, remarquables architectures orchestrales qui démontrent contre toute critique l’ampleur d’un narrateur et conteur hors pair ; surtout le tableau symphonique « l’Île des morts », clairement inspiré des formidables toiles du peintre suisse postromantique (comme Rachmaninov), Böeklin (qui avait encore inspiré le metteur en scène Patrice Chéreau pour la Walkyrie de sa Tétralogie anthologique (celle du Centenaire de Bayreuth, en 1996). Le coffret est l’un des meilleurs apports discographiques pour l’année 2023 qui marque les 150 ans de Rachmaninov.
10 ans après l’échec de sa première Symphonie, Rachmaninov ne s’était toujours pas remis d’un sentiment traumatique. La 2ème, achevée en janv 1908, deux années après son installation à Dresde (1906), affirme une maturité recouvrée et l’acquisition d’une sérieuse réputation comme pianiste virtuose, fin accompagnateur de la basse Chaliapine, chef réputé au Bolshoï de Moscou ; compositeur déjà applaudi grâce à son 2è Concerto pour piano (un triomphe jamais démenti).
Le prodigieux Rachmaninoff
de Yannick-Nézet Séguin
avec le Philadelphia Orchestra
La création de la 2è, à Saint-Petersbourg, est triomphale, à juste titre. Et Nézet-Séguin a l’intuition pertinente d’en présenter l’ampleur originelle ; une « tradition étonnante » s’étant imposée depuis les années 1930 et 40, avec des chefs tels Ormandy et Stokowski, amputant l’essor de la partition de nombreuses mesures. L’apport ici est d’en révéler les splendeurs internes, ce caractère à la fois d’urgence et d’ivresse, d’exaltation conquérante (II. Allegro molto) et d’abandon nostalgique (III. Adagio de plus de 16 mn, le plus développé, très proche par son lyrisme flamboyant de Puccini ou d’Elgar et dans son ultime vague finale, d’un Mahler…). Rachmaninov s’entendant comme peu à déployer la suavité allusive de mélodies enchantées, enivrées, d’autant plus séduisantes que le chef redouble à leur énoncé de finesse suggestive.
La Symphonie n°3 opus 44, composée à Lucerne pendant les étés 1935 et 1936, expriment à la fois l’ivresse éruptive et les élans dépressifs d’une âme exilée : Rachmaninov a quitté la Russie en 1917 pendant la Révolution d’Octobre. Nézet-Séguin fait briller la splendide parure d’une orchestration vibrante et colorée qui n’empêche pas le sentiment du fatum, l’accomplissement d’un destin spectaculaire pourtant marqué par la fatalité voire l’ombre de la tragédie ; y répond ainsi souvent le chant d’une introspection sourde et intime que le chef exprime allusivement continûment au cœur même de la texture symphonique. Le geste cumule les effets les plus justes dans une volubilité naturelle : série d’éblouissements du I ; transparence et ivresse sonore du II (solo cristallin du violon I), avec dans l’unisson vaporeux, scintillant des cordes, ces vertiges éperdus qui prolongent le fatalisme d’un certain …Tchaikovsky ; Nézet-Séguin étire la pâte orchestrale, le fait flamboyer en teintes dorées et crépusculaire, dans un équilibre d’une grande finesse… sommet de sa direction, d’une rare plénitude, exceptionnelle équation entre précision du geste et subtilité des détails instrumentaux. Le III revêt même un souffle rhapsodique et chorégraphique avec des bois et des cordes gorgés de vitalité conquérante. Les coups du destin qui foudroient le III, suscite dans le chant orchestral de splendides dialogues, bois, vents, cordes, remarquablement structurés, dans une éloquence qui détaille et sait aussi rebondir. Les instrumentistes répondent aux doigt et à l’œil d’un chef chez lequel l’inspiration riche en jaillissements et éclairs hallucinés d’un Rachmaninov exalté, scintille, foudroie. La connivence entre chef et instrumentistes est idéale.
D’après le tableau hypnotique du suisse Böklin (peint à Paris en 1907), Rachmaninov déduit sa propre conception sur le même sujet : la mort, le destin, le sens d’une existence terrestre… Composée ainsi à Dresde en avril 1909, l’Île des Morts (opus 29) est un vaste poème symphonique lui aussi très introspectif, volontiers sombre, terrassé par le sentiment de la finitude sur un canevas clair : « mer, souvenirs, mort ». Le propre du chef, tout autant en osmose avec l’Orchestre américain, est cette capacité à sublimer le prétexte narratif (et descriptif) pour une sublimation d’ordre poétique et abstraite.
La Marche d’ouverture a cette noblesse majestueuse et sourde, jamais épaisse ; sa liquidité souterraine convoque autant l’élan de la barque que l’ondulation des eaux qu’elle traverse. Venimeux et fluide, le geste de Nézet-Séguin sculpte le tissu orchestral comme le corps d’un serpent qui ondule et scintille sous des feux crépusculaires, comme murmurés, oscillants – la baguette et son imaginaire poétique comme expressif sont superlatifs car ils expriment la très riche texture de l’orchestre, où brillent flûtes, hautbois, en éclats mordorés. Cette volubilité constante fait de l’orchestre, un corps mouvant dont la cohérence et la pulsion organique envoûtent à mesure que croît son chant profond et lugubre ; avec un travail d’une précision vivante sur chaque séquence instrumentale, aux accents millimétrés qui convoque dans ce grand bouleversement tragique, des étincelles sonores qui crépitent. L’imaginaire poétique du chef se dévoile totalement ici, complicité avec les musiciens, compréhension intime d’une écriture musicale qui l’inspire au plus haut point : son Rachmaninov a la profondeur de Wagner et le raffinement orchestral d’un Rimsky voire dans cette texture transparente qui détaille le moindre timbre, la finesse secrète d’un … Ravel.
A 13’05, l’orchestre en ondes ascensionnelle prend littéralement son envol (harpe aérienne) contredisant la marche du début en son avancée tellurique… Dans cet intervalle, le chef fait imploser la trame narrative et manie la pâte orchestrale avec une énergie viscérale qui prend en compte tous les enjeux psychologiques du sujet ; sa matière chtonienne puis dans le terme, la danse spectrale qui fascine et libère (violon solo puis hatubois solo)
Prodigieuse alchimie d’une baguette ensorcelante. De fait à l‘écoute on parcourt le tableau de Böklin, comme un rite de passage, jalonné de somptueuses visions orchestrales au souffle épique et pictural. L’imagination du chef et le scintillement instrumental semble avoir gagné davantage de raffinement dans l’Île des morts, enregistrement plus récent des 3 (janvier 2022). Magistral.
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CRITIQUE CD événement. Rachmaninoff (1873 – 1943) : Symphonies n° 2 (opus 27) et 3 (opus 44) – l’Île des morts (opus 29), d’après Böklin – Philadelphia Orchestra – Yannick Nézet-Séguin (2 cd Deutsche Grammophon) – enregistré en 2018 (opus 27), 2020 (opus 44), 2022 (opus 29)
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Précédente critique du double coffret RACHMANINOV par Y Nézet-Séguin et le Philadelphia Orchestra : « ARRIVAL » – Concertos n°1 et 3 – 2 cd DGDeutsche Grammophon : https://www.classiquenews.com/cd-evenement-critique-daniil-trifonov-piano-destination-rachmaninov-arrival-concertos-1-et-3-philadelphia-orchestra-yannick-seguet-nezin-direction-2-cd-dg-deutsche-grammophon/