Langueur et vertiges de la ferveur versaillaise… Ce volume III s’inscrit dans l’excellence et la justesse des deux volumes précédents. Loin de s’essouffler, Stéphane Fuget accomplit de nouveaux exploits dans un répertoire que l’on pensait connaître. Il suspend, ralentit, soigne chaque détail dramatique s’il sert la force évocatrice du texte latin.
Entre profondeur interrogative et splendeur chorale, inserts solistiques troublants et vagues collectives transies, le chef-fondateur des Epopées exprime toute la richesse des Grands Motets de Jean-Baptiste Lully ! L’apport est impressionnant, voire un marqueur essentiel du Baroque actuel ; aucun chef avant lui n’avait à ce point compris l’esprit et le caractère de l’écriture du Lully sacré. D’ailleurs proche du compositeur à l’opéra.
A cette source restituée s’abreuvent les tempéraments des plus grands dans le genre, Rameau et Mondonville en tête (au siècle suivant). Et déjà tout est là : le terreur de la mort, le saisissement face à la grandeur divine, le sentiment du néant et de la vanité ; les ors, le faste et les ténèbres, sans omettre grâce à un plateau de solistes à présent familiers (essentiellement masculins : Versailles a ce goût des voix tendres et viriles) parfois la grâce d’une inflexion individuelle d’une sincérité non moins bouleversante.
Ce qui frappe toujours, c’est l’humanisation de la musique : Stéphane Fuget apporte sang, sueur et prière aux textes musicaux. L’esprit de grandeur et la gravitas se colorent d’un nouveau sentiment d’humilité et de finitude, exprimé par tous les interprètes ; à travers l’exaltation de la puissance divine, se précise l’expérience (et toute une esthétique) de la misère humaine…
Grandeur et vanité,
espérance et humilité,
soumission à Dieu et au Roi
La majesté versaillaise se pare d’une individualisation qui semble exprimer et la majesté du décorum versaillais, et ressentir – viscéralement le poids et la vanité des ors et des tentures, à la fois trop vastes et trop lourds. La cohésion des accents collectifs est toujours aussi remarquable. C’est pourtant dans les épisodes plus introspectifs et comme suspendus, selon l’intériorité des textes, que se renforce encore la justesse de l’approche.
Dès le premier Grand Motet « Plaude Laetare Gallia » (de 1668) s’affirme, bouleversante, la langueur intranquille voire inquiète du « O Jesu, vita credentium », qualité remarquable de la voix soliste qui fait surgir de l’ombre fervent, ce chant viril, dépouillé et tendre du baryton (si versaillais) de Marc Mauillon ; son inflexion rappelle qu’il s’agit aussi d’un acte de ferveur personnelle et intime. Ce contraste entre le « je » et l’exclamation du groupe est à la source d’une approche toujours aussi passionnante à suivre : à la fois intimement très incarnée et agissante au nom du collectif. En cela, saluons aussi ce travail du texte et de la caractérisation individuelle dans le « In Sanctitate et justitia, coram ipso » du Benedictus (où jaillit entre autres, l’impeccable haute-contre Cyril Auvity…)
Même réussite (dramatisme collectif) du Magnificat de Du Mont, couplé avec les 4 Motets de Lully ici abordés. L’expressivité ductile des chanteurs, choeur et solistes, s’accorde à la soie à la fois ample et sombre de vertiges enténébrés. Stéphane Fuget déploie une compréhension souterraine et profonde de chaque partition.
D’ailleurs, le Benedictus (motet exemplaire sur le pan formel, avec ses 9 séquences, et qui demeure non daté précisément, probablement autour de 1670) inscrit davantage le style viril du Florentin auquel le chef apporte aussi le nerf d’un orchestre de cordes particulièrement dessiné, articulé, lequel comme un petit chœur se détache sur le creuset bouillonnant de graves puissants. La prière portée par les solistes idéalement exposés, l’implication linguistique du choeur, mesure par mesure, projettent le texte latin comme une scène dramatique, avec un soin spécifique sur les passages d’une séquence à l’autre (superbe introduction instrumentale du « Salutem ex inimicis nostris », d’un angélisme aérien remarquable)… A ce titre, distinguons également la justesse des partis interprétatifs qui déplacent la puissance de l’opéra à la Chapelle : ainsi les accents d’imploration très opératiques (tremblés à bon escient) dans « Ad dandam scientiam salutis plebi ejus… » du même Benedictus.
Stéphane Fuget dessine alors une somptueuse tenture qui exprime la toute puissance divine (écrasante), et soumise, l’humilité et la misère d’une humanité abandonnée. Entre faste et prière, glorification et contrition, c’est évidemment la figure protectrice et salvatrice du Roi qui gagne une autorité amplifiée. La propagande musicale architecturée par Lully dépasse l’acte réduit d’un conformisme officiel : l’écriture sait être sensible et même d’une tendresse bouleversante (comme il a été dit à travers nos exemples significatifs ici et là identifiés).
Stéphane Fuget aime travailler ce corpus sacré comme une pâte dramatique dont effets et accents, admirablement canalisés, savent autant rugir, gronder que se languir, comme hallucinés, traversés par un effroi affleurant : somptueux « Per viscera misericordiae Dei nostri » (du même Benedictus) dont le chant instrumental introductif semble là encore porter toutes les vanités terrestres… ; le haute-contre Cyril Auvity s’y révèle magistral : énoncé sobre, lové dans une imploration primitive maîtrisée, à la fois digne et démunie… versaillaise. Ce style viril et tendre où Lully met surtout en avant les timbres masculins semble concentrer le génie du compositeur à son sommet.
La révélation se réalise dans le dernier Grand Motet du programme. Le dramatisme opératique est encore plus manifeste dans l’époustouflant « Notus In Judaea Deus » / Dieu est connu en Judée… (daté de 1684 / 1685). Emblématique de la dernière manière de Lully, la partition regorge d’effets opératiques là encore, habilement enchaînés selon le sens de chaque texte ; à travers l’évocation de la défaite des Assyriens face au roi de Judée Ézéchias, se lit la célébration de Louis XIV, souverain guerrier victorieux, omnipotent, investi par Dieu lui-même ; on y retrouve une même extension expressive inscrite dans le mystère (cordes et flûtes) dans le « Dormierunt somnum suum », pièce maîtresse là encore (et la plus développée, dépassant cinq minutes) où chef et ensemble fusionnent avec une cohésion globale magistrale. D’autant plus que l’amplitude des contrastes qui relèvent directement de l’opéra, s’y affirme vertigineuse… du bruit retentissant suscité par le jugement de Dieu, au silence assourdissant qui lui succède (cf. les images du texte).
L’implication de l’orchestre est totale et d’un effet saisissant dans l’évocation du souffle épique et biblique (début orchestral aux contrastes vertigineux du splendide « De Caelo auditum fecisti judicium » qui suit).
Dans ce bouillonnement maîtrisé, hautement dramatique, furieusement spirituel, Stéphane Fuget remonte à la source même du genre Grand Motet ; comme nous l’avons dit précédemment, l’écriture de ce « Notus in Judaea Deus », propre au dernier Lully, annonce directement les faiseurs dramatiques, d’ailleurs eux aussi génies lyriques du siècle suivant : Mondonville et Rameau. La filiation est superbement restituée. Magistral !
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CRITIQUE CD,événement. LULLY : Grands Motets, vol. III. Benedictus, Notus in Judaea Deus… Les Épopées, Stéphane Fuget (direction) – 1 cd Château de Versailles Spectacles (enregistré en mars 2022, à la Chapelle royal de Versailles) – CLIC de CLASSIQUENEWS 2024
PLUS D’INFOS sur le site de Château de Versailles Spectacles (annonce des concerts & label) : https://www.chateauversailles-spectacles.fr/programmation/lully-grands-motets-benedictus_e2524
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LIRE aussi notre critique du cd Grands Motets de Lully par Les Epopées / Stéphane Fuget : VOL. 1 (1 cd Château de Versailles Spectacles) – Par Alexandre PHAM.
CRITIQUE, CD événement. LULLY : Grands Motets VOL.1 (Les Epopées, Stéphane Fuget, 1 CD Château de Versailles Spectacles, 2020) – Face au manuscrit du XVIIè, si fragmentaires pour l’interprète actuel, – comment restituer ici nuances, instrumentation, ornements, coups d’archet, tempos…?, autant d’éléments qui manquent sur les manuscrits de Lully. Stéphane Fuget se pose les bonnes questions et trouve les options justes pour la réalisation de ses Grands Motets dont voici le volume 1, « pour le temps de pénitence ». Battements, tremblements, martèlements… sont quelques uns des effets inventoriés, possibles, avérés sur le plan historique, que le chef des Epopées connaît et use avec une grande finesse et un à propos souvent fulgurant, .. soit un discernement qui dévoile combien il connaît le répertoire et les sources d’informations historiques (de Muffat à Bacilly… dont les noms émaillent la trop courte introduction qu’il a rédigé en intro au livret). En maître des ornements, le chef nous offre de (re)découvrir la ferveur de Lully, le reconsidérer comme alchimiste et orfèvre, ici grand dramaturge de la déploration lacrymale où perce le relief des mots. Le grand amuseur du Roi sait aussi faire pleurer la Cour. C’est manifestement le cas pour le Dies Irae et le De Profundis joués en 1683 à Saint-Denis pour les funérailles de la reine Marie-Thérèse. Lully y déverse des torrents de scintillements recueillis, bouleversant la tradition musicale où l’on connaît aussi Robert, Dumont, Lalande, Desmarets…
L’accentuation textuelle, la durée des notes, l’affirmation de certaines syllabes composent une tenture liturgique des plus riches, d’autant plus saisissantes que le traitement spécifique du texte sacré, aux accents légitimes, gagne une vérité impressionnante, de surcroît dans l’acoustique particulière de la chapelle royale, un chantier architecturale que ne connut pas Lully mais à laquelle la musique semble s’accorder idéalement entre faste et sincérité. L’articulation et la projection du texte, les cris maîtrisés, les respirations, les suspensions, jusqu’aux silences, tout surprend et saisit par l’intelligence linguistique ; autant d’accents qui partagés chez solistes (sans exception) et chœurs, produisent une vaste tragédie humaine, cette vallée de larmes par exemple (« O Lachrymae », motet plus ancien, remontant à 1664), aux épisodes bien contrastés, individualisés, et pourtant unifiés… exprimant la profondeur de la déploration inconsolable qui cependant étend une ineffable dignité collective… à laquelle répond le nimbe des flûtes (« O fons amoris »).
Flexibilité chorale, individualisation et caractérisation des voix solistes, splendide nimbe orchestral : les Épopées triomphent
Somptueux théâtre de la mort
Plus grave et sombre encore, le très impressionnant « De Profundis » édifie un théâtre funèbre d’une intensité exceptionnelle ; il déploie une somptueuse pâte sonore, instrumentale comme vocale (l’orchestre de Lully est une autre voie fabuleuse à explorer, aux côtés de ses 12 motets)… Chaque soliste, parfaitement à sa place, chante à pleine voix là encore la noble douleur du deuil, et la tragédie de la mort, et le déchirement de la perte. Et dans chaque élan subtilement distribué parmi les voix solistes et le choeur, se dresse la si vaine symphonie des sentiments humains face à la faucheuse, la prière terrestre qui implore, à la fois fragile et pénitente, mais engagée dans chaque inflexion. Ce travail du verbe agissant, du geste vocal est remarquable. Autant de caractérisation dramatique, aussi orfévrée, faisant chatoyer chaque nuance de la tapisserie lullyste marque l’interprétation du genre. Un Lully à la fois solennel et majestueux, ardent, fervent, humain, aux vertiges murmurés inédits (« Requiem æternam dona eis Domine », aux lueurs éplorées et comme gagnées de haute lutte, in extremis : avec l’accent suspendu sur la dernière phrase « Et lux perpetua luceat eis »). Les Épopées ont tout : la fièvre de l’opéra, le sentiment de la ferveur. On attend déjà la suite avec impatience car c’est bien l’intégrale des Grands Motets de Lully qui s’annonce ainsi de bien belle façon.
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CRITIQUE, CD événement. LULLY : Grands Motets VOL.1 (Les Epopées, Stéphane Fuget, 1 CD Château de Versailles Spectacles, enregistré, filmé en mars 2020) / CLIC de CLASSIQUENEWS hiver 2022.
TEASER VIDEO ici :
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