Le violoniste Bruno Monteiro dévoile dans ce nouveau programme romantique français, d’évidentes affinités avec l’esthétique fin de siècle à la fois franckiste et post wagnérienne, propre à Chausson et Ysaÿe. En outre, la filiation entre les deux compositeurs se révèle captivante grâce à un éclairage aussi fin qu’engagé. Le Trio de Chausson opus 3 est une œuvre majeure écrite dès l’été 1881 par un jeune compositeur de 26 ans qui souhaite ainsi conjurer son échec au Prix de Rome ; le principe cyclique est très habilement utilisé (hommage à son maître César Franck qui valida la forme définitive de son élève) ; la profonde unité de la pièce (forme sonate des mouvements I et IV) et sa saveur complexe entre mélancolie et extase (ambiguité harmonique) s’en trouvent éclaircies, explicitées, d’une vibration à trois, remarquablement articulée.
Entre délicatesse et aplomb, Bruno Monteiro produit et cultive un timbre à la fois enchanteur et déterminé grâce à son violon en parfaite complicité avec le violoncelle de Miguel Rocha, tandis que le pianiste João Paulo Santos cisèle chaque note avec le même esprit de précision, de nuance, de profondeur trouble (volubilité du clavier dans « Vite » qui fait office de scherzo). Chaque séquence y est idéalement contrastée, pointant les éléments caractéristiques de l’Assez lent jusqu’à l’Animé final, à la fois nerveux et cinglant (conclusion des notes finales répétées).
Même risque captivant et défi réussi que de programmer ensuite deux pièces d’Ysaÿe, relativement moins jouées / moins connues que ses 6 pièces pour violon seul. Dans les deux cas, les interprètes explorent la liberté formelle comme l’extrême virtuosité requise pour en exprimer la profondeur émotionnelle. Ils sculptent avec élégance et dans un esprit fauréen légitime (la partition est dédiée à Fauré) le sentiment de plénitude ciselée dans le Poème élégiaque d’Ysaÿe, opus 12, pour violon / piano ; Bruno Monteiro et João Paulo Santos semblent comprendre dans les moindres plis et replis, les manifestations suggestives d’une mélancolie amoureuse ancrée, à la fois enivrante et toxique (le timbre grave et très impliqué du violon). Le chant libre et superbement nuancé des deux instruments exprime élans, désirs, rancœur, amertume, espérance d’une âme atteinte mais combattive.
Particulièrement typé, rauque et souple, comme rond et rugueux, le violon de Bruno Monteiro captive d’autant plus qu’il se distingue nettement, par ses phrasés souples et précis, un son surtout qui oscille entre plainte et prière, mordant et caresse, double visage d’une introspection mouvante, – et déterminée, et pourtant dans le renoncement. La couleur y est mordorée, continument suggestive, dans l’introspection et l’intensité ; autant de nuance ciselée qui n’empêche en rien un souffle renouvelé par sa liberté et son geste flexible.
Particulièrement exposé, le violon de Bruno Monteiro sait tisser une soie sonore particulièrement souple, grâce au piano subtil et envoûtant de João Paulo Santos ; en lignes tendues, aux respirations étirées, infinies, le violon comme suspendu, tisse des perspectives qui dilatent le temps et l’espace en ciselant un chant à la limite de l’harmonie, de plus en plus saturé, d’une ivresse embrasée dont il articule l’incandescent flamboiement, sans écarter ni âpreté ni difficultés ; la pureté de l’émission, les 1001 nuances inscrites dans le grave, du lugubre à l’éperdu, rendent justice au génie d’Ysaÿe, lui-même violoniste superlatif, dans une pièce virtuose conduite dans une tension filigranée, jusqu’aux aigus murmurés de la fin, étirés dans le souffle et de plus en plus apaisés, vers le plein mystère. Technique maîtrisée et hypersensibilité expressive, Ysaÿe se révèle aussi ambivalent et introspectif que Chausson. Lequel d’ailleurs après l’écoute de cette œuvre, compose son propre Poème pour violon. Faire ainsi dialoguer Ysaÿe et Chausson se révèle pertinent et d’évidence, très inspirant pour les interprètes.
Même sensibilité active et mystérieuse, dans la Méditation- poème de 1910 où le violoncelle enchante, enivre, murmure, s’exaspère aussi comme une pure divagation rêveuse ; le jeu du violoncelle respecte une rhétorique précise, claire, en tension. Le jeu est brillant, toujours suggestif, parfaitement expressif, sans excès, dans la nuance et d’une souplesse de tempo(s), volubile. Programme romantique français, dans ses risques assumés, et sa grande finesse, totalement convaincant.
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CRITIQUE CD événement. Bruno Monteiro, violon. CHAUSSON, YSAŸE : Music for violin, cello, piano. Miguel ROcha, violoncelle / João Paulo Santos, piano (1 cd Et’cetera – enregistré en sept 2021 à Caixas, Portugal – CLIC de CLASSIQUENEWS printemps 2023.
AGENDA
prochains concerts de Bruno MONTEIRO
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PORTUGAL
– Cascais – Museu da Música Portuguesa – 11 mars 2023, 16:30
– Leiria, – Festival Internacional de Música de Leiria – 21 mars 2023, 21:30
– Almada – Auditório Municipal Fernando Lopes-Graça – 25 avril 2023, 21:30
– Lisboa – Castelo de São Jorge – 20 mai 2023, 17:00
PLUS D’INFOS sur le site officiel de BRUNO MONTEIRO
www.bruno-monteiro.com
AUTRE CRITIQUE : CD LEKEU / BRUNO MONTEIRO
CD critique. LEKEU : Sonate pour violon, Trio pour violon / violoncelle (Monteiro, Rocha, JP Santos (1 cd Brilliants – 2018). Lekeu comme de nombreux génies précoces fut fauché à 24 ans (mort à Angers le 21 janvier 1894) par la fièvre typhoïde, nous laissant orphelins d’un talent rare et déjà passionné dont la très riche texture, le goût des chromatismes, une pensée manifestement wagnérienne (en cela fidèle au goût de ses mentors D’Indy et Franck) demeure la promesse éternelle d’une maturité à jamais refusée. Pourtant les deux partitions abordées ici indiquent clairement l’accomplissement manifeste d’une écriture aboutie, dense, intense malgré le jeune âge du compositeur romantique français. Il remporta d’ailleurs le 2ème Prix de Rome belge en 1891 (pour sa cantate Andromède à réécouter d’urgence). Le sens des couleurs, le flux harmonique aux modulations et passages ininterrompus façonnent un matériau particulièrement opulent et actif, jusqu’à la saturation. A leur écoute, le « Rimbaud » de la musique française n’a pas usurpé son surnom, ni la pertinence de ce rapprochement poétique.
Souvent présentée telle sa pièce maîtresse, la Sonate pour piano et violon en sol majeur, composée à l’été 1892, créée avec succès à Bruxelles en mars 1893 par le violoniste célèbre Eugène Ysaÿe (qui fut surtout le commanditaire de la Sonate). Il faut beaucoup d’énergie et d’engagement, mais aussi de la finesse pour assumer ce lyrisme permanent dont la suractivité peut obscurcir le sens et la clarté de l’architecture. Car influencé aussi par Beethoven, Lekeu a la passion de la forme, du développement, animé par une ambition musicale et un instinct perfectionniste, en tout point remarquable. Tout s’enchaîne parfaitement dans cette Sonates à 2 voix dont l’acuité expressive fait briller un lyrisme mélodique débordant, un sens de la structure aussi mieux équilibrée… : canalisé et construit dans le premier épisode « Très modéré » plutôt séduisant et léger ; le central « très lent » fait valoir les qualités de nuances du violon plutôt introspectif ; avant le Finale (Très animé), ouvertement passionné voire débridé mais toujours frais et printanier.
Plus attachant selon notre goût, le Trio avec piano a le charme d’une sincérité rayonnante quoiqu’encore indécise voire maladroite dans son écriture. Il est un peu plus ancien (composé en 1890) où se déploie davantage dans sa construction plus explicite, l’influence de la structure beethovénienne, quoique le premier et dernier mouvement regorgent d’idées et de réminiscences harmoniques denses et mêlées qui fondent les critiques regrettant trop de développements. Ambitieuse, la partition déploie 4 mouvements particulièrement « bavards » ou …dramatiques, diront les plus bienveillants. Âme passionnée et d’une force intranquille, Lekeu sait déployer une imagination intime sans limites comme l’atteste le premier mouvement où dialoguent deux épisodes très contrastés (lent puis allegro énergique), exprimant une palette de sentiments aussi prolixe que nuancée : de la douleur première, à la sombre rêverie, … du renoncement furtif à la dépression plus diffuse : tout ici par le filtre d’une sensibilité experte et hyperactive, dénonce et éprouve l’échec et la répétition des blessures intimes. Le très lent, puis le Scherzo, hautement syncopé, enfin le finale qui est un Lent lui aussi, peut-être trop long quoique harmoniquement passionnant, accréditent le génie bien trempé du jeune romantique; les trois interprètes malgré un piano à notre avis trop présent, au risque d’un déséquilibre sonore, restitue le jaillissement des motifs en échos ou en opposition ; que raffine aussi le violon tout en intensité maîtrisée du Bruno Monteiro. Restent la Sonate violoncelle / piano (1888), le Quatuor avec piano (1893) pour saisir le génie d’un Lekeu juvénile et passionnant. De prochains enregistrements ? A suivre.
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CD, critique. Guillaume Lekeu (1870-1894) : Sonate pour violon et piano en sol majeur – Trio pour piano, violon et violoncelle en do mineur. Bruno Monteiro, violon. Miguel Rocha, violoncelle. João Paulo Santos, piano. 1 CD Brilliant Classics. Enregistrement réalisé au Portugal, été 2018. Livret : anglais-portugais. Durée : 1h17mn