Le temple rouge et or où le velours complice enveloppe les soupirs des siècles passés, la belle Salle Favart ose une résurrection double et contrastée. Deux ballets-pantomimes de Christoph Wiilibald Gluck – Sémiramis et Don Juan – deux mythes consumés par la danse, deux toiles où le destin trace sa ligne de feu.
À la baguette : Jordi Savall, enchanteur baroque, thaumaturge de l’inouï. Aux corps : Ángel Rodríguez et Edward Clug, deux visions, deux gouffres, deux réponses au silence du temps. Sous ses doigts, la musique de Gluck ne ressuscite pas : elle s’élève, elle lévite, elle transfigure. L’ouverture tirée d’Iphigénie en Aulide ne prélude pas, elle prophétise. Le Concert des Nations, ensemble d’élus aux archets ivres de larmes, cisèle chaque mesure comme un camée antique. Savall sculpte l’air avec une noblesse hiératique ; il ne dirige pas — il convoque les morts, les dieux, les échos d’une Hellade rêvée. Déjà, le sol tremble sous le pas des héroïnes et héros incarné.e.s par l’excellent Ballet de l’Opéra national du Capitole.
Sémiramis : orgie tragique aux confins de la nuit
Dans un clair-obscur chorégraphique d’une sensualité vénéneuse, Ángel Rodríguez façonne Sémiramis comme une fresque babylonienne, un rite de possession et d’expiation. Les corps s’y fondent, s’y confondent, se lovent en figures polycéphales d’une puissance hypnotique. Sémiramis n’est pas une femme : elle est le remords du pouvoir, le cri contenu dans le marbre. Chaque geste — bras tranchant, hanche fuyante — devient incantation. On croit voir s’animer un sarcophage de lumière, où les pas de la reine maudite frappent le sol comme pour réveiller ses crimes. Un chef-d’œuvre incarné, fébrile, magnétique, malgré un décor pauvre en imagination.
Don Juan : une abstraction au goût de cendre
Puis vient Don Juan. Et la tension retombe, comme une étoile déçue par la gravité. Edward Clug, chorégraphe subtil mais cérébral, nous offre une vision aseptisée, comme lavée des souillures du mythe. Plus de Commandeur — évacué comme un reliquat de dramaturgie poussiéreuse. Reste un ballet glacé, géométrique, épuré à la limite du désincarné. Les danseurs y tracent des lignes élégantes, certes, mais sans élan tragique. Loin de l’érotisme destructeur ou du défi prométhéen, ce Don Juan se promène — il ne brûle pas, il ne chute pas : il glisse. La musique de Gluck, pourtant fulgurante, semble ici orpheline, privée d’organe à habiter.
Une soirée en clair-obscur : extase et frustration
À l’issue de ce diptyque paradoxal, le spectateur sort les sens en feu… et l’âme en suspens. Sémiramis l’embrase, le transperce, le marque au fer rouge. Don Juan le caresse du bout des doigts — puis s’éclipse, poliment. Ce déséquilibre, loin d’être une faute, devient peut-être la vérité de la soirée : celle d’un art qui, pour survivre, doit se confronter à la beauté et à la fadeur, à la chair et au concept galvaudé. Entre la volupté du tragique et le désert du formalisme, il y a toute la condition de l’acte créatif.
En somme une nuit aux reflets d’obsidienne, où le feu de Gluck brûle d’abord haut, avant de se perdre dans les méandres glacés d’un miroir trop bien poli.
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CRITIQUE, ballet. PARIS, Opéra Comique, le 27 MAI 2025. GLUCK : Sémiramis / Don Juan. Ballet de l’Opéra national du Capitole, Le Concert des Nations, Jordi Savall (direction)