Après sa création à Marseille en 2004, cette production du rare Aiglon composé à quatre mains par Arthur Honegger et Jacques Ibert revient sous les feux de la rampe, grâce aux opéras de Lausanne et Tours. Créé en 1937 à Monte-Carlo, avec Fanny Heldy, Arthur Endrèze et Vanni Marcoux dans les rôles principaux, ce drame musical retrace la destinée avortée du Duc de Reichstadt, fils de Napoléon 1er et Marie-Louise d’Autriche, aux idéaux soutenus farouchement par le fidèle Séraphin Flambeau, ancien grognard, mais sans cesse anéantis par le haineux Prince de Metternich.
L’envol de l’Aiglon
En mettant en musique la pièce éponyme d’Edmond Rostand, grand succès de Sarah Bernhardt, les deux compositeurs ont su créer une œuvre forte, au patriotisme galvanisant, surprenante par sa concision, mais d’une intense concentration dramatique, ne laissant aucun répit au spectateur. Malgré le mystère que les deux musiciens ont malicieusement gardé sur le partage de l’œuvre entre leurs deux plumes, force est de reconnaître la patte délicate d’Ibert dans les valses et les passages tendres, et la griffe violente d’Honegger dans la tension psychologique et l’évocation des batailles. A ce titre, on se souviendra longtemps de la confrontation entre l’Aiglon et Metternich à la fin du deuxième acte, véritable torture mentale avançant inexorablement vers la destruction des espoirs du jeune héritier, ainsi que du quatrième acte sur la mythique plaine de Wagram, où le petit Duc rappelle à Séraphin expirant la grande bataille auquel il avait pris part en ces lieux, la terre semblant lui répondre par les plaintes fantomatiques des soldats tombés au combat.
Remercions Renée Auphan d’avoir supervisé la reprise de cette superbe mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser, une production qu’elle connaît bien, puisque que c’est elle qui avait fait remonter cette œuvre alors qu’elle présidait aux destinées de l’Opéra de Marseille. D’un classicisme élégant, fidèle à l’Histoire, cette scénographie ne sacrifie pourtant jamais la théâtralité et prouve ainsi que la force dramatique ne réside pas forcément dans l’actualisation des images. Les costumes sont à l’avenant, superbement soignés jusque dans le détail, et tout fonctionne admirablement.
D’un très beau plateau sans faiblesse, aux seconds rôles excellemment distribués, se détachent particulièrement le ténor percutant de Florian Cafiero, la Marie-Louise au velours capiteux et puissant de Marie Karall, ainsi que la Thérèse ample et sensible de Chloé Chaume.
Franche opposition entre les deux barytons : autant Franco Pomponi noircit le timbre et sombre l’émission, autant Marc Barrard chante haut et clair, dans la grande tradition française, avec une diction qui tient littéralement de la déclamation. Et chacun convient à merveille à son personnage. Le chanteur américain campe un Metternich haïssable à souhait, convoquant les ombres de Méphistophélès, Iago et Scarpia, notamment dans l’acte II, assourdissant de violence. Hautain, cassant, rude de voix et d’accents, il fait littéralement passer un frisson de terreur dans la salle.
A l’opposé, le baryton nîmois se coule avec aisance dans le rôle du brave Séraphin Flambeau, tout dévoué au fils du « Petit caporal ». La faconde et la noble fierté du grognard, notamment sa mort, à la fois simple et héroïque, tout cela semble vibrer si naturellement chez lui qu’on a du mal à imaginer qu’à la création marseillaise de cette production, c’est Metternich qu’il incarnait.
S’emparant du rôle épuisant de l’Aiglon, Carine Séchaye le prend à bras le corps et lui donne vie avec une énergie flamboyante. La voix sonne parfaitement assurée sur toute l’étendue de la tessiture, déjouant avec brio les brusques intervalles et les aigus périlleux contenus dans la partition. On croit sans réserve à ce garçon ardent, désireux de marcher sur les traces de son légendaire père, animé d’une volonté de fer pourtant mise en miettes si férocement par l’infâme chancelier. Un portrait saisissant, qui constitue à n’en pas douter un jalon important dans la carrière de la jeune mezzo suisse.
Excellente prestation des chœurs et de l’orchestre, tous impliqués avec ferveur dans cette redécouverte, sous la baguette toujours amoureusement efficace, surtout dans ce répertoire, de Jean-Yves Ossonce. Un très beau spectacle, pour une œuvre qui mériterait d’être davantage connue et, surtout, d’avoir enfin les honneurs du disque.
Tours. Grand Théâtre, 19 mai 2013. Arthur Honegger / Jacques Ibert : L’Aiglon. Livret d’après la pièce d’Edmond Rostand adaptée par Henri Cain. Avec Duc de Reichstadt : Carine Séchaye ; Prince de Metternich : Franco Pomponi ; Séraphin Flambeau : Marc Barrard ; Thérèse de Lorget : Chloé Chaume ; Marie-Louise, duchesse de Parme : Marie Karall ; Maréchal Marmont : Benoît Capt ; L’attaché militaire français : Florian Cafiero ; Le Chevalier de Prokesch-Osten : Ronan Nédelec ; Frédéric de Gentz : Michaël Chapeau ; Fanny Essler : Katarina Simon ; La Comtesse Camerata : Julie Girerd. Chœurs de l’Opéra de Tours ; Chef de chœur : Emmanuel Trenque. Orchestre Symphonique Région Centre-Tours. Jean-Yves Ossonce, direction musicale ; Mise en scène : Renée Auphan, d’après la production de Patrice Caurier et Moshe Leiser. Décors : Christian Fenouillat ; Costumes : Agostino Cavalca Ruiz ; Lumières : Christophe Forey, réalisées par Olivier Modol ; Chef de chant : Vincent Lansiaux