Tous les deux ans, durant une grande partie du mois de septembre (du 30 août au 20 septembre cette année), Bucarest vit en musique grâce au Festival George Enescu dont la réputation a largement dépassé les frontières de la Roumanie pour s’imposer comme l’un des plus importants d’Europe. Il propose en effet une impressionnante série de plus d’une centaine de concerts à spectre très large, en accueillant les plus grands orchestres du monde (Wiener Philarmoniker, Berliner Philharmoniker, Royal Concertgebouw Orchestra, Staatskapelle Dresden, Israel Philarmonic Orchestra, Orchestre Philharmonique de Saint Pétersbourg, San Francisco Symphony, London Symphony Orchestra…) et les meilleurs solistes (Anne-Sophie Mutter, Yuja Wang, Elisabeth Leonskaya, Fazil Say, Piotr Anderzewski, Andras Schiff, Murray Perrahia, Maria Joao Pires…). Il a aussi pour vocation de mettre en avant l’œuvre du compositeur George Enescu (1881-1955) – véritable héros national qui a longtemps vécu en France -, la plupart des concerts proposant une pièce du musicien roumain, généralement en début de programme. L’Opéra National a ainsi remonté son célèbre opéra Œdipe, avec Davide Damiani dans le rôle-titre.
L’opéra était d’ailleurs particulièrement à l’honneur de cette 22ème édition avec des exécutions concertantes d’Elektra (Pankratova, Baltsa, Schwanewilms, Pape), Wozzeck (Volle, Herlitzius) et de deux ouvrages de Monteverdi, Il Ritorno d’Ulisse in Patria et L’Incoronazione di Poppea, représentations auxquelles nous avons pu assister dans le magnifique Athénée Roumain, considéré comme l’une des plus belles salles de concert du monde.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le plateau réuni par Ioan Holender, ancien patron de la Wiener Staatsoper et désormais directeur artistique de la manifestation roumaine, s’est avéré d’une excellente tenue, parfaitement à même de rendre justice aux sublimes déclamations monteverdiennes.
Dans Le retour d’Ulysse, nous mettrons en tête la Pénélope altière de la magnifique mezzo britannique Christine Rice, qui a tout pour elle : le timbre, l’expression, la technique, l’émotion et la silhouette. Autre immense bonheur, l’Ulisse du célèbre ténor anglais Ian Bostridge, qui allie puissance à un sens rare de la nuance, passant avec génie du tonnerre à la confidence amoureuse. Excellent Télémaque d’Andrew Tortise qui sait manier l’humour. Elizabeth Watts est sensationnelle en Minerve après avoir été un délicieux Amour. Sophie Junker (La Fortune et Mélante) fait entendre un timbre richement velouté. Superbe Neptune de Lukas Jakobski, hiératique à souhait, tandis que la basse étasunienne James Cresswell apporte humanité et chaleur au berger Eumete. Enfin, n’oublions pas de citer la force burlesque d’Alexander Oliver, dans le rôle d’Iro, énorme de drôlerie jusque dans le désespoir.
Dans Le Couronnement de Poppée, le lendemain soir, la soprano anglaise Louise Adler excelle à exprimer tous les sentiments et stratégies de Poppea ; sa voix se révèle également apte à la sensualité et l’autorité, à la naïveté et à la rouerie. De son côté, Sarah Connolly fait le choix de camper un Nerone moins sensuel que juvénile, capricieux et orgueilleux au delà de l’inimaginable : elle aussi met en œuvre une grande palette vocale qui lui permet de nous faire croire à ses sentiments amoureux, puis de trembler à ses diktats irascibles. Marina de Liso est une belle tragédienne : son port noble et sa puissante projection vocale et déclamatoire lui permettent de composer une mémorable Ottavia. Dans le rôle d’Ottone, le contre-ténor britannique Iestyn Davies utilise les ressources de son timbre diaphane pour souligner la veulerie et la lâcheté de son personnage. David Soar campe un impressionnant Sénèque, à la voix de velours, tandis qu’Andrew Tortise fait vivre – aussi malicieusement que finement – une complexe Arnalta. Signalons également Sophie Junker (Drusilla et Virtu), Daniela Lehner (Amore et Damigella) et Joshua Ellicot (Lucano).
A la tête de la formation baroque anglaise The Academy of Ancient Music, le chef Richard Egarr privilégie la sobriété, avec un orchestre de dix musiciens seulement, qui donne un son plutôt faible et uniforme. L’objectif est de mettre le chant au premier plan en cherchant à faire naître, à l’intérieur des lignes vocales, le contraste – en nous penchant sur le second concert – entre la passion de Néron et de Poppée, la douleur des figures trahies ou la verve des personnages bouffes.
Ce sont deux grandes soirées monteverdiennes que nous avons vécues à Bucarest !
Compte-rendu, Opéra. Festival George Enescu à Bucarest, Athénée Roumain. Les 18 et 19 septembre 2015. Deux opéras de Monteverdi. Richard Egarr, direction.
Il Ritorno d’Ulisse in Patria. Ian Bostridge, tenor (Ulisse), Christine Rice, mezzosoprano (Penelope), Elizabeth Watts, soprano (Minerva), Sophie Junker, soprano (Amore & Melanto), Lukas Jakobski, bass (Tempo, Nettuno & Antino), James Creswell, bass (Seneca). L’Incoronazione di Poppea : Louise Alder – Poppea (soprano), Sarah Connolly – Nerone (mezzo-soprano), Marina de Liso – Ottavia (mezzo-soprano), Iestyn Davies – Ottone (countertenor), David Soar – bass (Seneca), Andrew Tortise – tenor (Arnalta), Sophie Junker – Drusilla/Virtù (soprano), Daniela Lehner – Amore & Damigella (mezzo-soprano), Joshua Ellicott – Lucano (tenor). The Academy of Ancient Music, Richard Egarr (direction)