Compte rendu, opéra. Paris. Opéra Bastille, le 10 mars 2017. Georges Bizet : Carmen. Roberto Alagna, Clémentine Margaine, Aleksandra Kurzak, Roberto Tagliavini… Choeur et Orchestre de l’Opéra. José Luis Basso, chef des choeurs. Bertrand de Billy, direction musicale. Calixto Bieito, mise en scène. Retour hyper attendu de l’opéra français par excellence, l’archicélèbre Carmen de Georges Bizet, à l’Opéra Nationale de Paris ! Une fin d’hiver…. brûlante par son esprit méditerranéen grâce aux talents concertés d’une distribution inégale mais solide, avec Roberto Alagna en chef de file. La direction musicale est assurée plus ou moins en dernière minute par le maestro Bertrand de Billy, suite au départ du jeune chef initialement programmé Lionel Bringuier, pour des « raisons personnelles ». Un des « bad boys » de l’opéra, Calixto Bieito, signe une mise en scène qui a fait le tour du monde, pour de très bonnes raisons, et qui palpite d’actualité en dépit des années. Georges Bizet (1838 – 1875) sans doute le compositeur français le plus célèbre du 19e siècle, et peut-être de tous les temps grâce à l’immense popularité internationale de ses pages, quitte notre monde exactement 3 mois après la première à l’Opéra Comique de son chef-d’œuvre incontestable Carmen, dont le livret est une adaptation de la nouvelle de Méritée, par Henri Meilhac et Ludovic Halévy. On aime croire que le public et la critique avaient à l’époque de la création, détesté l’œuvre par son contenu, jugé immoral par la société bourgeoise hypocrite du XIXe siècle.
Carmen, antidote à la névrose
Or, il est curieux de constater les 35 représentations achevées au Comique, quand des « cartons » lyriques dans nos temps, n’ont parfois que 5 ou 6 représentations… Encore plus curieux de voir qu’en 2017, cette œuvre dans les mains habiles d’un metteur en scène suscite toujours les réactions bruyantes d’une minorité du public qui ne supporte pas que Carmen soit une autre chose qu’une œuvre d’évasion, à l’exotisme réconfortant. Curieux public ambigu surtout, qui a massacré la production de Carmen d’Yves Beaunesne de 2012, certes inintéressante et que nous avons vite oubliée, mais dont la seule valeur résidait précisément dans un esprit d’évasion naïve rocambolesque et affirmé…
Ni Roberto Alagna annoncé souffrant, mais qui assure quand même la première, accessoirement soirée de Gala, ni le chef remplacé peu de temps avant la première ont fait de cette première un fiasco. Au contraire, l’Opéra de Paris relève enfin le défi d’offrir une Carmen de grande valeur à son public complexe et diverse, assoiffé d’art. La joie commence dans la fosse d’orchestre où Bertrand de Billy dirige un orchestre pétillant et plein de brio. Les nombreux effets spéciaux dans l’orchestration sont savamment exécutés, et si l’on peut penser par moments à des questions comme l’équilibre et les tempi plutôt rapides, le résultat est tout à fait heureux et très espagnol, s’accordant ainsi brillamment à la production méditerranéenne (n’oublions pas que le soleil sicilien brille naturellement chez Alagna!). Le souvenir des interludes est particulièrement beau et les bois ont offert une prestation excellente et joyeuse.
Moins joyeuse cependant, la souffrance d’un Roberto Alagna toujours magnétique sur scène et passionné. Il connaît très bien la production et la collaboration avec Bieito est de valeur. Comment critiquer la performance vocale d’un homme souffrant ? En l’occurrence nous sommes tellement stimulés par son art de la diction en Don José, une maîtrise de l’articulation de la langue française même malade, que nous conserverons plutôt ce souvenir que celui d’une voix qui se casse au moment le plus intense de la partition. La performance est touchante d’humanité et l’investissement scénique du ténor est toujours impressionnante.
Ses duos avec Micaëla et Carmen sont d’une beauté troublante. L’excellente Carmen de Clémentine Margaine a une voix large et imposante, elle réussit le défi de remplir l’immensité de la salle avec son instrument.
Nous avons préféré son « Près des remparts de Séville » au premier acte à son Habanera. Ici elle fait preuve d’un art vocal subtile, avec des aigus délicieux et une ligne de chant captivante par les effets si beaux qu’elle ajoute. La chanson bohème au deuxième acte avec Frasquita et Mercedes est peut-être moins réussie que le trio des cartes au troisième acte, où elles font toutes preuve de peps et de complicité, et vocale et scénique. Débuts heureux à l’Opéra de Paris pour la jeune mezzo française !
La Micaëla d’Aleksandra Kurzak est d’une beauté sincère mais inégale. Irréprochable au niveau scénique, nous garderons surtout le souvenir de ses piani très beaux et oublierons sa diction. L’Escamillo de Roberto Tagliavini est un d’une voix large et sombre, la performance est solide, sans plus. Remarquons également les performances des 2e rôles tels que le Morales, enchanteur et séducteur de Jean-Luc Ballestra ou encore l’excellente Vannina Santoni en Frasquita, faisant ses débuts à la maison parisienne. Le chœur de l’opéra augmenté du chœur d’enfants et de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, a aussi brillé d’un dynamisme sans égal !
Que dire de la mise en scène épurée de Calixto Bieito ? Connu pour ses transpositions, parfois très regietheatre, sa Carmen datant d’il y a 18 ans, parle encore plus que jamais. Elle est intelligente et belle, parfois même poétique, mais surtout d’une impressionnante efficacité. Elle stimule l’esprit critique sans être pourtant prétentieuse. Elle n’est pas abstraite mais n’insulte pas non plus l’intellect par condescendance. Au contraire, elle rehausse la valeur du livret rempli des clichés. La production se situe plus ou moins à la fin de la dictature de Franco, et si des esprits fragiles trouvent insupportable et vulgaire la réalité, ce soir fut l’occasion pour ceux-ci de purger leurs préjugés par le moyen de quelques huées injustifiées, et d’une logorrhée criarde et bebette. Si nous apprécions moins le rôle d’Escamillo dans cette production, la lecture est révélatrice en ce qui concerne les profondeurs du personnage de Micaëla. Carmen & co., sont fantastiques en vraies femmes (et loin des gitanes exotiques ou femmes fatales), et les scène de foule sont particulièrement remarquables, notamment celle du toréador où les chœurs interprètent « Les voici ! » dans l’espace clôs et vide du plateau, en regardant l’auditoire comme s’il s’agissait du défilé d’entrée des toréadors.
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Une mise en scène qui s’inscrit aussi dans cette idée de Nietzsche où Carmen serait la réponse lumineuse et gaie à la musique de Wagner, l’antidote au philtre de Tristan. Très fortement recommandé à nos lecteurs, à voir et revoir sans modération ! A l’affiche avec plusieurs distributions à l’Opéra Bastille, les 13, 16, 19, 22, 25, 28, 31 mars, ainsi que les 2, 5, 8, 11 et 14 avril, puis de retour l’été aux mois de juin et juillet 2017.