COMPTE-RENDU, opéra, GENEVE,Grand-Théâtre, 30 avril 2019. CHARPENTIER : Médée. L Garcia Alarcón / David Mc Vicar. On attendait la tension, la démesure, la grandeur tragique, mais aussi l’intime, la plainte, la magie. On sort partagé. Cette réalisation scénique est admirable, cohérente, accomplie, tout comme la performance musicale, de haut niveau. Mais chacun semble exercer son art dans un registre incompatible. La transposition triviale, parfois boulevardière, réduit la tragédie à une trahison suivie d’un accès de folie criminelle. L’émotion est ramenée à la lecture d’un fait divers horrible. Certes, Créuse souffre de l’embrasement interne de sa somptueuse robe, la puissance démoniaque de Médée électrocute les gardes chargés de se saisir d’elle, des diables et diablesses surgissent, pour une bacchanale effrénée. C’est beau, mais on demeure spectateur. Où sont cette démesure, la force paroxystique, le surnaturel ?
McVicar, l’anti-mythe
On ne présente plus David Mc Vicar, auquel on est redevable depuis vingt ans de tant de réussites, ainsi son Wozzeck donné ici même en 2017. Toute l’action se déroule dans l’espace d’un somptueux salon sur lequel s’ouvrent trois hautes portes vitrées. Nous sommes à Londres durant la seconde guerre mondiale. Les changements à vue (ainsi la carlingue d’un avion de chasse où Créuse et Oronte vont s’installer) et de judicieux éclairages suffiront à permettre la variété des tableaux. Les nombreux costumes, uniformes militaires, tenues de soirée, travestissements des danseurs, sont autant de réussites.
La dissonance entre le texte chanté, la musique instrumentale et le cadre visuel est d’autant plus flagrante que la direction d’acteur, millimétrée, nous vaut parfois de véritables caricatures (ainsi, la distinction de l’officier de marine opposée à la désinvolture grossière de l’aviateur). On frôle plus d’une fois le théâtre de boulevard et Broadway. Des défections du public qui se font jour à la faveur des entractes confirment notre perplexité : la catalyse que l’on espère ne se réalise que rarement, dans les moments où l’on oublie cette histoire substituée, qui relève du fait divers.
Médée, la plus paroxystique des héroïnes, femme et magicienne, barbare et tendre, exilée, vulnérable par son amour, sacrifiera tout après s’être sacrifiée. Malgré cet amour, ses efforts, ses renoncements, elle n’appartient pas à ce monde d’aristocrates affairistes. Dès son premier air « un dragon assoupi », sa puissance est manifeste, terrifiante. La prise de rôle de Anna Caterina Antonacci est pleinement convaincante. Sa voix ample, dans une tessiture qui lui convient à merveille, se déploie avec toutes les expressions attendues. Elle est Médée, dont elle a la maturité et la passion. Plus qu’aucun autre, le rôle de Médée exige une diction parfaite, propre à illustrer le poème de Thomas Corneille, et c’est un modèle que celle de notre prima donna. Son engagement est absolu, sa résistance surhumaine, tant au plan dramatique que pour ce qui relève de la voix. Il n’est pas de récitatif d’air ou de duo qui laisse indifférent. Lorsqu’elle chante « Je sens couler mes larmes », avec tendresse et douleur, comment retenir les nôtres ? La duplicité, le mensonge, les arrangements douteux, la trahison entraîneront sa vengeance et ses crimes, et malgré l’horreur qu’ils nous inspirent, on l’acquitterait volontiers, tant elle nous fait partager sa souffrance et sa folie.
Chanteur accompli, particulièrement familier de ce répertoire, Cyril Auvity campe un Jason, imbu de sa personne, inconstant, faible, fourbe dès la deuxième scène, habile, touchant par ses défauts, trop humains. La voix est rayonnante, ample, souple, longue d’une articulation exemplaire avec un style exemplaire. Le Créon de Williard White ne manque pas de noblesse. Bien timbrée, parfois instable, la basse est puissante mais pêche par une prononciation teintée de couleurs anglo-saxonnes. Après son affrontement avec Médée, son air de la folie est de belle facture. Sa fille, Créuse, la rivale de Médée, est chantée par Keri Fuge, beau soprano, épanoui, qui donne une subtilité psychologique inattendue au personnage. Charles Rice – dont on se souvient de la prestation dans Viva la mamma ! – nous vaut un Oronte de qualité, juste dans son expression. La Nérine d’Alexandra Dobos-Rodriguez fait partie des heureuses découvertes de la soirée. D’une aisance vocale rare, son émission et son jeu nous séduisent. Il faut encore signaler Magali Léger, que l’on apprécie dans le répertoire baroque français, dans trois petits rôles à sa mesure, comme Jérémie Schütz et Mi-Young Kim. Le Chœur du Grand Théâtre , pleinement investi, donne le meilleur de lui-même, puissant, équilibré, d’une diction souveraine. Son jeu scénique est exemplaire. Le corps de ballet, virtuose, fréquemment sollicité, dans les styles les plus variés, participe à la réussite visuelle du spectacle.
Comme à Londres, le prologue est amputé et n’en subsiste que l’ouverture. Ce qui nous vaut un autre contresens : séduisant, décoratif, tendre et enlevé, ce qui sied idéalement à l’allégorie chantant les mérites de Louis XIV, elle détonne lorsqu’elle est accolée à la première scène, où les éléments du drame sont exposés. L’allègement de certains récitatifs sauve l’essentiel. Conduits avec justesse, fluidité et expressivité, ceux-ci s’intègrent parfaitement au flux musical conduit par Leonardo Garcia Alarcón. Il en va de même des abondantes danses et divertissements, qui prolongent le drame, lorsqu’ils n’y participent pas directement, et lui donnent sa respiration. C’est un constant régal que la vie qu’il insuffle à sa Capella Mediterranea : du continuo (avec la merveilleuse Monika Pustilnik, entre autres) aux cordes, aux vents et à la percussion, l’équilibre, le relief, les couleurs sont plus présents que jamais. Son attention au chant ne se relâche pas, et si, rarement quelques décalages sont perceptibles, ils sont immédiatement corrigés.
Au sortir de cette extraordinaire prestation, on se prend à rêver de ce qu’aurait pu réaliser un metteur en scène, musicien, ayant compris le sens profond ainsi que la force du poème de Thomas Corneille, comme celui de la musique magistrale de Charpentier…
COMPTE-RENDU, critique, opéra, GENEVE, Grand-Théâtre, 30 avril 2019.
M.-A. CHARPENTIER : Médée. Leonardo Garcia Alarcón / David Mc Vicar. Anna Catrina Antonacci, Cyril Auvity, William White, Keri Fuge, Charles Rice. Crédit photographique © GTG – Magali Dougados