Compte rendu, opéra. Genève, Opéra des Nations, le 24 novembre 2017. Saint-Saëns : Ascanio (version de concert). Guillaume Tourniaire. Au départ, en 1843, d’après les Mémoires de Benvenuto Cellini, figure un roman à succès d’Alexandre Dumas, que le collaborateur, Paul Meurice, porte à la scène en 1852. L’aventurier y est peint sous un jour favorable, dévoué à ceux qu’il aime. Louis Gallet en tire un livret qui s’appuie sur le cadre historique, l’intrigue et la vérité des personnages mis en scène : Cellini, l’artiste, impétueux, bienveillant, loyal et sincère, Ascanio qu’il aime comme son fils, lui-même épris de Colombe d’Estourville, fille du prévôt de Paris, hostile à Cellini, la duchesse d’Etampes, favorite de François Ier sur lequel elle règne, mais qui a jeté son dévolu sur Ascanio, Scozzone, modèle de l’atelier de Cellini, dont elle est la fougueuse amante, Charles-Quint, un mendiant et quelques gentilshommes, voilà les principaux acteurs. L’intrigue diffère de celle de l’opéra-comique que Berlioz signa en 1838, inspiré par les mêmes « Mémoires ». Aussi Saint-Saëns, après avoir hésité, intitula-t-il son opéra « Ascanio » pour éviter toute confusion. Créé en 1890, repris en 1921, l’ouvrage était tombé dans un total oubli, n’étaient un air que Régine Crespin avait enregistré, et des variations pour flûte, tirées du ballet.
Un chef lyrique particulièrement curieux, Guillaume Tourniaire, déjà familier de l’œuvre de Saint-Saëns, s’est attaché à rendre vie à ce grand opéra. Il en a patiemment reconstitué la partition de la création, à partir du manuscrit de Saint-Saëns, et a convaincu le Grand-Théâtre et la Haute Ecole de Musique de Genève de s’associer pour en permettre la réalisation. Pas moins de 12 solistes dont 6 pour les principaux rôles, 65 choristes, plus de 85 musiciens, un orgue, les moyens requis – considérables – ont été réunis pour une version de concert qui va captiver les auditeurs durant 3 h 30, sans compter l’entracte. Sept tableaux, chacun des deux premiers actes en comptant deux, avec un ballet, dans la descendance naturelle de Berlioz et de Meyerbeer, nous avons là la réponse française au wagnérisme qui gagnait l’Europe. La réalisation, admirable, nous permet de découvrir un ouvrage majeur, que les qualités musicales et dramatiques hissent au niveau de chefs-d’œuvre. Peut-elle pour autant se prévaloir d’une traduction fidèle des intentions du compositeur, quand on sait quelles volontés il exprimait à Jacques Rouché pour la reprise de 1921 ? Ainsi, l’Opéra de Paris imposa-t-il à la création une mezzo pour le rôle de Scozzone, contre la volonté de Saint-Saëns. L’édition de la partition de 1890 le signalait déjà, pudiquement (« Le rôle de Scozzone, écrit par l’Auteur pour la voix de contralto, a été pointé pour mezzo-soprano spécialement en vue des représentations à l’Opéra »). On s’interroge donc sur les raisons qui ont présidé au choix du respect de la distribution de la création, même fautive. Cette question de détail ne saurait occulter l’intérêt et le bonheur de cette soirée qui fera date.
L’orchestre, au même titre que chez Wagner, mais avec d’autres moyens, joue un rôle essentiel. Même en sachant quelles furent la science, la culture et l’art de Saint-Saëns, on ne manque pas d’être surpris et ébloui par l’écriture, toujours claire, y compris dans les passages les plus denses et par l’orchestration, magistrale. Ainsi, le ballet (« Divertissement »), riche de productions contemporaines de Delibes comme celles de Massenet, ses 12 numéros, justifierait à lui-seul que l’ouvrage soit remonté dans sa version scénique. Sans conteste, cette extraordinaire page orchestrale équivaut, voire surpasse les autres.
Quant au traitement vocal, la maîtrise de Saint-Saëns en est exceptionnelle, exploitant non seulement les techniques alors en cours, mais allant jusqu’à esquisser le sprechgesang (« Tous ces récits presque parlés » écrit-il au début du quatrième acte. Au cœur de l’ouvrage, Benvenuto Cellini, rôle écrasant, est idéalement chanté par Jean-François Lapointe. La voix est pleine, sonore, d’un velours somptueux, d’une diction exemplaire, traduisant à merveille l’autorité du créateur et la bienveillance, la grandeur d’âme de l’homme. Singulièrement, le compositeur ne lui confie aucun air, mais des duos et des ensembles nombreux, ainsi que des récitatifs où le grand baryton donne toute sa mesure, naturel et émouvant. Ascanio est confié à Bernard Richter, splendide ténor, puissant, projeté, heldentenor plus que Tamino, Ottavio ou Pelléas, qu’il a si bien chanté. On admire la performance, mais l’émotion n’est pas au rendez-vous : le jeune et pur Ascanio, frais, naïf, n’est qu’une image qui s’accorde mal au personnage vaillant campé par le chanteur. Jean Teitgen et Clémence Tilquin avaient déjà participé à la renaissance de Proserpine. Ils se retrouvent pour l’occasion. Le premier nous vaut un François Ier plus que royal, voix sonore, imposante, timbrée pour un chant exemplaire. Le magnifique acte III, central, repose largement sur sa présence. Les rôles masculins secondaires ne connaissent aucune défaillance. Qui plus est, l’humble mendiant, chanté par Mohammed Haidar au deuxième tableau, nous vaut un grand moment d’émotion : la couleur, le soutien, le caractère, tout est là. D’Estourville et d’Orbec, les deux ténors, sont également remarquables, à suivre. Côté femmes, on serait en peine de trancher : qui de Scozzone (Eve-Maud Hubeaux) ou de la duchesse d’Etampes (Karina Gauvin) est le premier rôle ? Commençons donc par la mezzo, dont on a signalé la volonté de Saint-Saëns de confier le chant à un contralto. Même si le premier acte ne convainc qu’à moitié (medium et projection paraissent faibles), la voix s’épanouit ensuite, avec de solides graves et des aigus agiles et puissants. Sa chanson « La, la, la, la, Fiorentinelle », tout le quatrième acte sont d’une grande beauté. Les qualités sont évidentes, mais ne suffisent pas à emporter totalement la conviction. Scozzone n’est pas Hébé, mais Junon, Vénus, Diane, comme le lui chante Cellini. Le soprano dramatique de Karina Gauvin correspond fort bien au tempérament de la Duchesse d’Etampes. Sa passion dévorante, sa jalousie, sa haine sont traduits avec une maestria exceptionnelle : de la séduction d’Ascanio au duo avec François Ier et jusqu’à la folie hallucinée du dénouement, tout est juste. La Colombe de Clémence Tilquin, soprano léger, frais, quasi juvénile, emporte l’adhésion. Sa chanson « Mon cœur est sous la pierre » est en tous points parfaite : l’émotion de la pureté, avec le soutien ponctuel des cordes, la ligne modale et souple sont non seulement une prouesse d’écriture, mais la réalisation qu’en donne notre soliste est bouleversante.
Les nombreux chœurs, importants, variés dans leur composition comme dans leurs interventions – ouvriers, apprentis, élèves, gentilshommes, la foule, la cour – participent pleinement à la vie de l’ouvrage. Au chœur du Grand-Théâtre s’est joint celui de la H.E.M.. L’ensemble est impressionnant de cohésion, de force, de précision. L’orchestre est celui de la Haute Ecole de Musique et fait preuve d’un authentique professionnalisme : l’attention, la concentration sont au rendez-vous. Les pupitres sont d’une égale qualité. Quant aux solistes instrumentaux ( flûtes, cor, hautbois…) ils sont superbes et recueillent autant d’acclamations que les chanteurs. La direction totalement investie de Guillaume Tourniaire s’avère d’une redoutable efficacité : le geste ample, précis, un engagement physique total participent à la dynamique de cette re-création, dont il faut encore saluer le courage et la réussite.
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Compte rendu, opéra. Genève, Opéra des Nations, le 24 novembre 2017. Saint-Saëns : Ascanio (version de concert). Guillaume Tourniaire, Jean-François Lapointe, Bernard Richter, Jean Teitgen, Mohammed Haïdar, Eve-Maud Hubeaux, Karina Gauvin, Clémence Tilquin.