COMPTE-RENDU, opéra, DIJON, Opéra, auditorium, le 17 mars 2019. BIZET : Carmen. Perruchon / Klepper. Dennefeld, Vassiliev, Bizic, Galitskaia. Carmen n’en finit pas de surprendre. Après l’Opéra Bastille, aujourd’hui à Dijon, comme – peut-être -dans les prochaines semaines à Saint-Etienne, Metz et Gstaad, pour ne parler que des scènes francophones. Florentine Klepper (photo ci dessous, DR) s’intéresserait-elle avant tout aux destins féminins ? Après Salomé, Arabella, Dalibor, Juliette ou la clé des songes, la metteuse en scène allemande nous offre sa première Carmen, qui est aussi sa première production en France. Elle nous dit que l’évolution de la condition féminine permet à chacune de se reconnaître dans Micaëla comme dans Carmen. Pourquoi pas ? D’autre part, l’intrusion du virtuel dans notre quotidien est une donnée majeure de notre temps. Aussi, imagine-t-elle une transposition de l’action dans l’univers connecté, où les frontières entre réel et fiction s’abolissent.
Déjantée et parfois confuse,
la Carmen actualisée de l’Opéra de Dijon
De Mercédès à Carmen
La colonisation de notre monde relationnel par le virtuel, sa conjugaison permanente au réel sont la première clé de cette lecture. La seconde concerne le quatuor essentiel. Carmen n’est que la projection des rêves de Micaëla, qui sort ainsi de son rôle de faire-valoir, mais gomme aussi leur opposition, voulue par les librettistes. Simultanément, Don José s’imagine en Escamillo. Les clones vont ainsi se confondre avec les originaux. Plus de cigarières, mais un groupe de jeunes femmes contactées sur le net, pour répondre aux appétits des joueurs. Plus de couleur locale, du gris, du noir car le soleil est banni. La mort est banalisée, amoindrie par sa virtualité. La démarche est radicale, et tout sonne faux. Tous les procédés, tous les artifices de la mise en scène contemporaine sont convoqués, avec une indéniable maestria, pour un résultat le plus souvent illisible, ambigu. Le monde du jeu vidéo, avec ses lunettes, ses consoles, ses armes, les épées laser de Star Wars, les projections, les textos échangés, les doublures virtuelles, les éclairages agressifs, les évolutions aériennes, ne manquent que les drones.
On sort consterné par cette débauche d’énergie et d’engagement pour un si piètre résultat : à aucun moment on ne peut croire à cette narration, et il faut l’oublier pour apprécier la musique, le plus souvent indemne de ce mauvais traitement. Le vaste plateau, lugubre, se meuble de fauteuils et bureaux où les écrans s’alignent. Chaque élément, mobile, permettra de renouveler le cadre. Des voilages propres à servir d’écrans feront apparaître les textos échangés, les séquences d’un jeu vidéo, dont les parties s’enchaînent et les points comptés. Si la maîtrise est incontestable, la démonstration tourne à vide, quelle qu’en soit la virtuosité. Parfois les images sont séduisantes dans leur esthétique singulière. Cependant, le ridicule guette : ainsi au dernier acte, dont le brillant défilé est totalement occulté, lorsque Micaëla déploie un lit pliant (de Conforama ?) où s’assied son compagnon, témoins de l’affrontement de Carmen et de José. Les costumes, originaux, cohérents, nous plongent dans un univers glauque, où les hommes sont abrutis devant leurs écrans, incapables de discerner le réel du virtuel, et où les femmes n’ont guère plus d’humanité.
Tout est périlleux dans Carmen, tant chacun a en mémoire la plupart des pièces, chantées ou jouées par les plus grands interprètes. Le chef a choisi l’édition de Richard Langham Smith, en intégrant les mélodrames, supports des dialogues. Ces derniers ont été réécrits, pour répondre à la lecture de la mise en scène, dans un langage contemporain qui jure avec les textes chantés, contredisant parfois leur sens. Pour lui, la musique de Carmen « ne verse jamais dans le pittoresque », ce qui étonne, compte-tenu des références appuyées, habanera, séguedille, chanson Bohême tout particulièrement. La direction surprend plus d’une fois. Ainsi, dès le prélude, l’accélération nerveuse de la reprise du thème du toréador, juste avant l’énoncé de la phrase du destin. Attentive, soignée, la lecture lisse la partition. Tout est là, mais relativement aseptisé, les couleurs sont plus souvent celles de l’impressionnisme que des fauves. L’orchestre est irréprochable, à peine est-on surpris de l’intonation basse de la flûte solo. Les chœurs sont admirables de puissance et de projection, de cohésion, de précision. Le choeur d’enfants tout particulièrement.
Antoinette Dennefeld est familière de Carmen. On se souvient de sa Mercédès, dans la production de Calixto Bieito, à l’Opéra-Bastille, en 2017. Après des figures mozartiennes abouties (Donna Elvira, Annio de La Clemenza di Tito, Dorabella, puis Cherubino), notre mezzo passe au premier rôle, confirmant sa progression vocale et dramatique. Une sensualité naturelle, qui s’exprime par un chant opulent, sans poitrinage ni gouaille. Micaëla se réinvente en Carmen, dont ce n’est plus l’exact contraire. La synthèse qu’en réalise Elena Galitskaya est pleinement aboutie. Le Don José est, aussi une prise de rôle d’un ténor russe, Georgy Vasiliev. Puissant, clair, au registre homogène, il séduit, d’autant que son français s’avère plus qu’acceptable. Signalons aussi le bel Escamillo de David Bizic, qui ne démérite pas. Les seconds rôles sont particulièrement appréciés dans les ensembles, animés, clairs, intelligibles, précis, quels que soient les tempi, parfois très rapides, imposés par la direction.
Quelques huées à l’équipe de réalisation viennent troubler les acclamations chaleureuses qui saluent les chanteurs.
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COMPTE-RENDU, opéra, DIJON, Opéra, auditorium, le 17 mars 2019. BIZET : Carmen. Perruchon / Klepper. Dennefeld, Vassiliev, Bizic, Galitskaia. Crédit photographique © Gilles Abegg – Bobrik – Opéra de Dijon