Compte rendu, opéra. Dijon, Auditorium, le 6 octobre 2017. Philippe Boesmans : Pinocchio. Emilio Pomarico / Joël Pommerat. Formaté par le monde lyrique qu’il observe, le critique est-il le mieux placé pour rendre compte d’un ouvrage inclassable, qui s’adresse à tous, petits et grands, humbles ou nantis, frustes comme cultivés ? Rien n’est moins sûr. Philippe Boesmans laissera une empreinte forte au paysage lyrique de ces dernières décennies. Depuis La Passion de Gilles (1983), il nous réserve régulièrement, patiemment, de nouveaux ouvrages, confirmant la richesse de son inspiration et sa maîtrise d’un genre plus vivant que jamais, dont il est le plus fidèle illustrateur. Avant Bordeaux, Dijon nous propose Pinocchio, dans une distribution en tous points semblable à celle de la création, au dernier festival d’Aix-en-Provence, qui en passa commande avec le Théâtre de la Monnaie, de Bruxelles (où Patrick Davin remplaçait Emilio Pomarico à la direction).
Un « opéra d’aventures chez les pauvres »
Philippe Boesmans a pour habitude de partir d’une pièce de théâtre, ce qui garantit – déjà – une trame narrative efficace. Il s’est encore une fois tourné vers Joël Pommerat, dont le Pinocchio porté à la scène l’avait conquis. Le héros est connu davantage à travers le dessin animé de Walt Disney que par le conte, souvent cruel, de Collodi. Le livret lui rend sa force, son âpreté dans une dimension très sombre et moderne. On se souvient : Le morceau de bois qui rit et pleure commence par grimacer sous le ciseau de Geppetto, puis par vendre l’abécédaire pour suivre une troupe de marionnettes, nous renvoie à notre enfance. Les bonnes intentions sont toujours dérangées, les velléités ne résistent pas aux tentations. La fantaisie de la fable, malgré une conclusion pédagogique – qu’on dit écrite par un ami à la demande de l’éditeur – est plus souvent douloureuse qu’agréable. C’est ce versant que valorise le livret. La mise en scène traduit la misère des humbles. C’est un chemin initiatique que la marionnette emprunte pour arriver à l’humanité. « Opéra d’aventures chez les pauvres » dit à son propos Philippe Boesmans. La langue est délibérément populaire, voire grossière, la musique aussi descend dans la rue. La cruauté y est omniprésente, avec son amertume, générant parfois un certain malaise. En beaucoup plus noir, Il y a un peu de l’esprit de Delicatessen (le film de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, avec Dominique Pinon) par son côté loufoque et attachant. Noire est la scène, du sol au fond, on peine parfois à discerner les ombres qui s’y déploient. Mais ce noir est travaillé à la façon d’un Soulages, par de prodigieux éclairages. La vidéo, très aboutie, en symbiose avec les effets spéciaux et ces lumières, est la plus belle, la plus efficace aussi, que nous ayons admirée à l’opéra.
Spectacle complet, c’est déjà un exercice abouti de virtuosité théâtrale, avec une exceptionelle direction d’acteurs. La musique y est servante du texte, autorisant, les passages comme les ruptures. Le lyrisme – au sens traditionnel – est mesuré, mais bien présent, à l’orchestre comme aux voix. L’ensemble de 19 solistes, au jeu chambriste, virtuose, excelle dans tous les genres, du cabaret au raffinement extrême. Klangforum , magistralement dirigé par Emilio Pomarico, pleinement investi, donne le meilleur de lui-même, tout comme les musiciens de scène (violon, accordéon, saxophone). La distribution est proprement idéale, par les personnalités qu’elle associe, de plus on perçoit aussi qu’après l’aventure de la création, puis la reprise majestueuse à la Monnaie, chacun éprouve le bonheur de retrouver l’autre pour partager et encore parfaire cette production d’exception.
Stéphane Degout est le narrateur. Voix puissante, parlée ou chantée, bien timbrée, expressive, c’est le premier rôle. Le Pinocchio de Chloé Briot ne manque pas de justesse, sa taille et le timbre un peu aigre de la voix lui font coller au personnage. A peine attend-on un peu plus de puissance pour équilibrer ses redoutables partenaires masculins. Vincent Le Texier nous vaut un père attachant, sensible, dépassé par sa création, puis un des meurtriers, et le maître d’école. L’émission sonore, chaleureuse, le jeu dramatique sont au rendez-vous, avec une diction exemplaire, à l’égale de celle de Stéphane Degout. Yann Beuron s’est vu confier les rôles ingrats : un directeur de cabaret (généreux), un juge (« la justice est tombée, elle ne se relèvera pas »), un escroc, un meurtrier et le marchand d’ânes. Il se prête brillamment à ces changements et n’est pas moins crédible que ses comparses, vocalement et dramatiquement. Julie Boulianne nous vaut une appétissante chanteuse de cabaret tout comme un (très) mauvais élève à l’influence néfaste, dissipé et corrupteur. Un mezzo solide, souple, coloré et sonore, aux intonations justes. La fée, de Marie-Eve Munger, particulièrement dans les deux scènes centrales, déploie toutes les séductions de son chant. Philippe Boesmans s’est fait plaisir et nous en gratifie. Un colorature d’une rare délicatesse, au chant irréel traduisant merveilleusement sa féérie.
Malgré l’oppression de l’obscurité, la cruauté de certaines scènes, l’accablement, la désespérance voulus par les auteurs, c’est un spectacle qu’il faut voir, tant pour sa réalisation achevée que pour ses interprètes, exceptionnels.
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Compte rendu, opéra. Dijon, Auditorium, le 6 octobre 2017. Philippe Boesmans : Pinocchio. Emilio Pomarico / Joël Pommerat, avec Stéphane Degout, Vincent Le Texier, Yann Beuron, Chloé Briot, Julie Boulianne et Marie-Eve Munger. Crédit photographique : © Patrick Berger – Artcompress