COMPTE-RENDU, critique récital et CD. FONDATION LOUIS VUITTON, Paris, le 17 mai 2019. Jean-Paul Gasparian, piano. Debussy, Murail, Messiaen, Chopin. La Fondation Louis Vuitton offre à des musiciens choisis un écrin de modernité inspirant de par son acoustique flatteuse et agréable, le raffinement de son architecture et la poétique du lieu dont un grand pan vitré offre à l’échappée du regard un escalier d’eau vive et les reflets changeants de la tombée du jour. Le 17 mai le jeune pianiste Jean-Paul Gasparian – 23 ans – invité à y donner un récital y trouvait un cadre à sa mesure. Il donnait un programme en deux temps, (trois avec les bis!): le premier consacré à la musique française du XXème siècle, et le second à Chopin inaugurant la sortie ce même jour de son tout dernier disque enregistré pour le label Evidence Classics.
JEAN-PAUL GASPARIAN: SONORITÉS DE RÊVE, NOBLESSE ET FLAMBOYANCE
Il y a deux ans, le jeune artiste affichait déjà la dimension de son talent: un jeu plein et hautement expressif au fini impeccable, un son à lui, rond et enveloppant, et quel sens de la construction! Son jeu demandait cependant à se déployer, s’ouvrir, prendre encore davantage de corps. On constate aujourd’hui que c’est chose faite! Cultivant toujours en esthète la beauté du son, qu’il façonne avec méticulosité, dans une sophistication naturelle, qualité qu’il porte profondément en lui, il fait montre de davantage d’engagement, et cela est visible tout autant qu’audible. Que ce soit dans les scansions rythmiques et la frénésie jubilatoire du Regard de l’Esprit de Joie, ou dans ses Chopin incandescents, rougis au fer dans leurs moments les plus exaltés, son sang bouillonne et libère une énergie nouvelle, qui couvait derrière la sage retenue antérieure. Cela dit, tout demeure pensé, et dosé, avec un art et un goût accomplis lorsqu’il s’agit des timbres, du phrasé toujours élégamment conduit, des équilibres sonores, et quand le jeu s’enflamme, son souffle puissant nous emporte sans jamais nous faire perdre pied.
Entrée dans la nuit en douceur avec le premier cahier d’Images de Claude Debussy: dans Cloches à travers les feuilles, jouant des matières et des résonances, Jean-Paul Gasparian agence en apesanteur les nappes sonores, leur donne vies respectives, dans une miraculeuse harmonie, comme à autant d’éléments mouvants et vibrants d’un indicible paysage. Il nous fait entrer dans le mystère d’Et la lune descend sur le temple qui fut, y suspend des étoiles dans des sonorités de rêve faites de paisible volupté, et tandis que de l’autre côté de la vitre l’eau devient platine sous l’indigo du ciel, il anime les Poissons d’or d’une belle vivacité, frétillants et joueurs, et pousse la couleur jusqu’à en faire un (autre) feu d’artifice.
On ne saura que louer la présence de La mandragore dans le programme: cette pièce de Tristan Murail composée en 1993 est une autre corde à l’arc du pianiste non moins négligeable, démontrant son aisance dans le répertoire contemporain. Parfaitement construite, il nous en révèle l’univers à la fois inquiétant et séduisant. Une très belle réalisation! Même compliment pour les deux des Vingts regards sur l’enfant Jésus, d’Olivier Messiaen, où il oppose la tendre douceur de la Première communion de la Vierge, à la lumineuse fulgurance du Regard de l’Esprit de Joie, dont le rythme et les accords saturés, comme on dirait des couleurs, revigorent et nous prennent au corps.
Chopin n’est au fond pas si loin de tout cet esprit français. Les quatre Ballades enregistrées, dont la quatrième est donnée au concert, et la Polonaise-Fantaisie opus 61 offrent le même épanouissement sonore et une densité de propos hors du commun. Jean-Paul Gasparian a une véritable vision de ces œuvres emblématiques, qu’il érige dans une conscience aboutie et permanente de leur architecture, sur d’invisibles mais inébranlables socles: il conjugue en elles solidité et lyrisme exalté, sérénité et souffle héroïque, y compris dans la Polonaise-Fantaisie, qui n’est pas sous ses doigts celle d’un Chopin désincarné et affaibli, mais où la noblesse de ton et la force intérieure, y compris et surtout dans les passages méditatifs, l’emportent sur l’expression mélancolique. Quelle beauté de la ligne mélodique, ici et dans les Nocturnes! Celui en do mineur (opus 48 n°1) avance très retenu, le pas solennel, mais admirablement porté dans son impassible balancement, puis libère un chant éperdu. Dans celui en ré bémol majeur (opus 27 n°2), il laisse planer au-dessus d’une basse hypnotique et caressante ses volutes mélodiques subtilement ourlées et timbrées, avant d’estomper dans un délicat morendo les toutes dernières notes. La Polonaise Héroïque opus 53 vient couronner le tout avec panache et vigueur, portée haut par ce jeune pianiste dont l’énergie et la passion ne s’essouffleront pas dans les cinq bis qu’il offrira en « after »: retour à Debussy avec deux des Estampes (La soirée dans Grenade et Jardins sous la Pluie), le Prélude opus 23 n°4 de Rachmaninoff, renversant de profondeur et d’élégance, la Valse en mi mineur opus posthume de Chopin, et enfin deux mouvements de la 2ème sonate de Rachmaninoff.
Le concert était capté par Radio Classique, dont on regrette seulement « l’oubli » des pièces dites contemporaines (Murail et Messiaen) lors de sa retransmission.
A écouter (sans modération) : son CD « CHOPIN » (4 Ballades, polonaises, valses, et nocturnes), label Evidence Classics. Un très beau disque doté d’une prise de son remarquable, qui vient après un premier album consacré aux compositeurs russes (même label) déjà très remarqué. Illustration : © Jean-Baptiste Millot