COMPTE-RENDU, opéra. LYON, Opéra, Théâtre de la Croix-Rousse, le 8 février 2019. Boris Blacher : Roméo et Juliette. Emmanuel Calef / Jean Lacornerie. Depuis la création scénique à Salzbourg, sous la baguette de Krips, en 1950, ce Roméo et Juliette est quelque peu tombé dans un oubli injustifié : un enregistrement, puis la création française, ici même, reprise ce soir avec une nouvelle distribution. Pourquoi les scènes lyriques ignorent-elles cette réalisation, d’autant que l’effectif requis – huit chanteurs, neuf musiciens – autorise aisément sa production ? Tour de force, proprement génial, que celui de Boris Blacher en 1943 : après avoir réduit, condensé, le texte de Shakespeare en un livret d’une fidélité exemplaire, le compositeur rejoint la démarche des créateurs de l’opéra au tournant du XVIIe siècle : unir toutes les composantes artistiques, y compris la danse, pour traduire la richesse intarissable du théâtre élisabéthain, avec le langage du XXe siècle. Les librettistes ne retiennent le plus souvent que l’intrigue amoureuse, en oubliant la dimension proprement politique dans laquelle elle s’insère. Ici, Boris Blacher restitue le prologue, qui donne tout son sens et sa force à la conclusion : pourquoi tant de haine ? « Deux amants prennent vie sous la mauvaise étoile, leur malheureux écroulement, très pitoyable, enterre en leur tombeau la haine de leurs parents ». Dans le contexte de la fin de la seconde guerre mondiale, rappelé opportunément par le dernier tableau (photo des ruines de Berlin, prise du Reichstag) cette dimension prend toute sa force.
L’œil était dans la tombe…
Le langage en est singulier, sorte de cocktail d’écriture néo-classique, madrigalesque, pimentée de savoureuses dissonances et de musique de cabaret berlinois de l’entre-deux guerres. La multiplicité et la variété des influences dont est porteur Blacher se traduit par un propos dont l’économie de moyens est la première vertu. Cellules thématiques fondées sur des oscillations entre deux ou trois notes, ostinati et pédales, harmonies classiques enrichies, et l’apport du jazz en sont les composantes : entre Wozzeck et le Rosenkavalier, avec l’alacrité de l’Histoire du soldat, en quelque sorte. Comme cette dernière œuvre, ce Roméo et Juliette a été écrit pour une petite troupe itinérante, les moyens faisant défaut en cette période de guerre.
Rarement l’unité de conception et de réalisation aura été poussée à une telle excellence. Le plaisir est constant, l’attention auditive comme visuelle, la réflexion sont sollicitées en permanence durant des soixante-quinze minutes. Le spectacle s’ouvre sur un rideau de scène expressionniste, dans toutes les nuances de gris jusqu’au noir profond. On distingue des rectangles dans sa partie inférieure, deux pouvant être des portes mal dessinées, les autres, latéralement, de possibles fenêtres (ce qui s’avérera faux). Côté jardin, un piano droit, où une accompagnatrice et une chanteuse de cabaret-entraîneuse s’installeront. On s’interroge : où est passé le drame que l’on croyait connaître ? De fait, la mutation constante du décor, du volume généré, servie par des éclairages subtils, va nous entraîner dans une relecture pleinement justifiée de Roméo et Juliette. Ces métamorphoses surprenantes, de Lisa Navarro, nous plongent dans un merveilleux, onirique, fantastique, où la verdeur truculente de la nourrice contraste. La poésie visuelle de nombre de scènes – dès l’apparition de Juliette dans l’oculus – se conjugue au cocasse surréaliste, (la confection des linceuls). Par arrachements successifs, nous découvrons un gigantesque œil, qui, par-delà le symbole, partage l’espace en nous laissant entrevoir un certain au-delà. L’œil était dans la tombe…nous prenant à témoins. Tout est bienvenu, parfaitement réglé et nous vaut d’admirables scènes. Jean Lacornerie, qui signe la mise en scène, met toute sa riche expérience au service de l’ouvrage. Les acteurs peuvent être bondissants comme figés ou se mouvant avec la lenteur du théâtre nô, leur direction, leur chorégraphie n’appellent que des éloges. La fantaisie des costumes, surprenants par leur variété et leur humour, empruntés à toutes les époques, concourt à l’esprit de l’ouvrage. Si la référence aux gravures de George Grosz (Got mit uns…) plane sur le décor, elle est aussi dans le militaire coiffé de son casque à pointe. Raffinement, poésie et trivialité – constantes du théâtre élisabéthain – vont ainsi faire bon ménage tout au long de l’action. Aucun pathétique ajouté, le texte suffit. Comme si nous découvrions l’intrigue, la passion fulgurante, la fatalité des enchaînements liée aux haines familiales vont nous captiver jusqu’au dénouement. Les pages s’enchaînent, brèves, contrastées, fortes comme poétiques.
La première apparition est celle de la diseuse, qui chantera ensuite la nourrice, haute en couleur. Excellente actrice, April Hailer trouve les accents rauques, gouailleurs, triviaux indispensables à ses interventions. Ses chansons de cabaret, accompagnées au piano, jurent délibérément avec les voix des autres solistes, tous issus du Studio de l’Opéra de Lyon, aussi jeunes qu’investis : leur chant est d’une constante beauté. La fraîcheur juvénile de Juliette (Erika Baikoff), la passion dévorante de Roméo (Alexandre Pradier) en font les figures les plus remarquables. Cependant, tous les chanteurs sont sollicités de façon constante, en dehors de leurs interventions personnalisées, puisqu’ils constituent le chœur. Comme dans la tradition baroque, il narre l’intrigue et chante chacune des familles rivales, comme le Prince ou frère Laurent. L’équilibre des voix, leur émission, la dynamique, l’articulation, tout est là, avec les couleurs, les phrasés requis. Une magnifique leçon. La diseuse commente, pimente, conseille. Emmanuel Calef, auquel on est redevable de la réussite musicale de cette entreprise, est déjà riche d’une expérience enviable, et on est surpris que les scènes françaises – où il s’est déjà brillamment distingué – ne lui réservent pas davantage de collaborations. Peut-être son éloignement (le Guiyang Symphony Orchestra, en Chine) n’y est-il pas étranger ? Les musiciens de l’Opéra de Lyon, authentiques chambristes, donnent le meilleur d’eux-mêmes. C’est un bonheur de les écouter à chacune de leurs interventions.
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Compte rendu, opéra. Lyon, Opéra, Théâtre de la Croix-Rousse, le 8 février 2019. Boris Blacher : Roméo et Juliette. Emmanuel Calef / Jean Lacornerie. Illustrations : (2019) © Stofleth
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