Compte-rendu, critique, OPERA. Francfort, Opéra, le 9 décembre 2017. VERDI : Vêpres Siciliennes. Stefan Soltesz / Jens-Daniel Herzog. Par notre envoyé spécial Bruno MAURY. La première production de Verdi pour l’Opéra de Paris fut Jérusalem, créé en 1847. Si le succès fut au rendez-vous à l’époque, la postérité n’a guère retenu cette œuvre mineure, qui était essentiellement une adaptation française d’I Lombardi, pièce de jeunesse qui ne figure pas non plus parmi les œuvres les plus marquantes du compositeur, malgré quelques beaux airs. Moins de dix ans plus tard, le contexte est très différent. Au plan musical, Meyerbeer a triomphé dans des productions « à grand spectacle », comme Les Huguenots ou Le Prophète. Et l’Opéra de Paris commande à Verdi une œuvre destinée à s’inscrire dans les festivités données à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1855, hébergée par une France désireuse de montrer le développement de sa puissance industrielle. Le compositeur jouit désormais d’une renommée internationale, et sa production lyrique doit contribuer à la grandeur de l’événement, un peu comme à peu près deux siècles plus tôt Mazarin fit venir à Paris un Cavalli au faîte de sa gloire pour célébrer le mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse à travers la création d’Ercole amante.
Pour Verdi aussi, comme pour ses prédécesseurs venus chercher la consécration à Paris (Bellini décédé trop tôt, ou Rossini qui y vit toujours), une commande de l’Opéra de Paris mérite d’être traitée avec égards. Son style est pourtant assez éloigné du genre français, et les relations avec le bouillonnant Scribe ne sont pas de tout repos. Ce dernier repart d’un livret ancien, celui du Duc d’Albe, que Donizetti n’a pu achever de mettre en musique. Il suffira de transposer l’action des Pays-Bas vers la Sicile, et on pourra y insérer avec vraisemblance des airs plus « italiens ». Et voilà comment on bâtit une action qui se termine par le massacre des Français pour un opéra destiné… au public parisien !
En regardant de plus près toutefois, les personnages et les situations y sont décrits avec une complexité pleine de paradoxes. Ainsi Procida, archétype du patriote sicilien, va chercher ses soutiens à l’étranger (Pierre d’Aragon, qui lui promet généreusement son aide…à la condition que les Siciliens se soulèvent d’abord!). Et il n’a pas vraiment le beau rôle au cinquième acte, envers un Montfort qui l’a épargné à plusieurs reprises et qui veut unir les deux peuples à travers la mariage de son fils avec Hélène. Montfort pour sa part est décrit comme un tyran mais Verdi lui laisse exposer son généreux amour paternel au troisième acte. On notera au passage la remarquable architecture des actes, avec les deux grands airs d’Hélène aux premier et cinquième acte, tandis que Procida ouvre le second (Ô toi Palerme), Monfort le troisième (Oui je fus bien coupable) et Henri le quatrième (Ô jour de peine). Les quatuors qui concluent le premier et le quatrième actes appartiennent au meilleur Verdi ; le premier étonne par l’extraordinaire sobriété de son accompagnement orchestral qui en renforce le caractère dramatique bien plus efficacement que les emportements les plus sonores. Et retenons aussi le fabuleux ballet des Saisons, qui compte parmi les plus belles pages orchestrales de Verdi, qui prenait place juste avant la révélation du complot à la fin du troisième acte, donc parfaitement intégré à l’action : malheureusement, il est en général coupé lors des reprises scéniques. Il avait toutefois été enregistré en 1973 par James Levine dans la seule version intégrale disponible, mais en langue italienne.
Le triomphe de Montfort
L’Opéra de Francfort affiche donc les Vêpres Siciliennes, chantées en français. La mise en scène de Jens-Daniel Herzog nous plonge dans une Sicile contemporaine, où la mafia semble avoir pris la place de l’occupant français. Un grand immeuble à la façade de verre et d’acier, semblable à ceux qui composent la skyline de Francfort, occupe le centre de la scène. Durant l’ouverture des hommes de main assassinent un jeune homme : c’est le duc Frédéric, frère de la duchesse Hélène. Bientôt des siciliens viennent déposer les coupelles rouges aux petites bougies rituelles sur le lieu du crime, et Hélène elle-même vient placarder le portrait du défunt. Au troisième acte, l’immeuble pivote et découvre son intérieur luxueux : c’est le palais de Montfort. A la fin du cinquième acte lorsque les cloches donnent le signal du massacre, la façade est dévorée de flammes rouges ! Les festivités du ballet du troisième acte (non représenté) sont suggérées lorsque les choristes arrivent avec des bouteilles de champagne. Les danses du final du second acte sont en revanche soigneusement traitées en un brillant spectacle de rue.
Côté interprètes, la soprano néerlandaise Barbara Haveman s’acquitte fort honorablement du redoutable « Au sein des mers et battu par l’orage » du premier acte, dont les aigus perlés nous séduisent. La diction française est tout à fait honorable, quasiment sans accent perceptible. On retiendra encore sa belle prestation dans l’admirable air Ami, le cœur d’Hélène (quatrième acte), qui est à notre sens le plus beau du rôle dans la partition, bien qu’il soit plus méconnu que les deux autres. En revanche elle est un peu à la peine dans la cabalette du début du cinquième (« Merci jeunes amies »), avec quelques aigus savonnés et un départ intempestif : conséquence de la fatigue ? Elle demeure un des points forts de cette distribution. Face à elle le ténor Leonardo Calmi demeure un Henri, guère convaincant. Son français est très approximatif, sa diction mal articulée. Sa voix est affectée d’un vibrato beaucoup trop large, qui conviendrait sans doute davantage au répertoire vériste, mais dont l’effet en français frise le ridicule (en particulier dans le duo avec Hélène au second acte). Sa seule qualité est son ample projection, qui lui permet de faire volume égal face à l’écrasant baryton-basse qui incarne Guy de Montfort, Christopher Maltman. Ce dernier réunit à peu près toutes les qualités du rôle : une imposante présence scénique (qui se remarque dès sa participation au quatuor du premier acte), un bon sens de la composition et de la nuance (pour rendre ses sentiments successifs qui l’agitent au début du troisième acte) et des graves généreux (« Au sein de la puissance »). Il y ajoute une diction française parfaite, qui pourrait faire douter de son origine britannique.
Le Procida de Kihwan Sim manque quelque peu de panache dans le « O toi Palerme » du début du second acte : le timbre manque singulièrement de relief, et l’air appelle des aigus qui ne viendront pas. Cependant il tient assez vaillamment son rôle dans les ensembles des quatrième et cinquième actes.
On retiendra également des seconds rôles plutôt bien distribués, à la diction française en générale soignée. La diction française du chœur mixte est très précise, ce qui n’est malheureusement pas le cas du chœur supplémentaire des hommes, parfois difficilement compréhensible.
Et l’orchestre ? La direction de Stefan Soltesz fait vibrer les passages les plus intenses avec une maîtrise consommée : les attaques sont nettes, les contrastes suffisamment marqués mais sans exagération. On aurait cependant aimé savourer certains passages avec des tempi plus sages, en particulier dans les airs et les ensembles du quatrième acte.
Malgré nos quelques réserves, saluons l’initiative de l’Opéra de Francfort d’avoir monté cette œuvre assez rarement représentée, de surcroît dans sa version française originale. La reprise de cette année témoigne de la faveur du public, comme c’est également le cas à Londres avec la version dirigée par Antonio Pappano à Covent Garden, qui a fait l’objet d’une captation DVD (Warner Classics). Espérons que ces succès hors de nos frontières inciteront l’Opéra de Paris (où la dernière création des Vêpres remonte à … 2003), à nous en proposer prochainement une nouvelle production, avec peut-être (on peut rêver!) le ballet de la création.
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VERDI : Vespri Siciliani / Les Vêpres siciliennes
Opéra en cinq actes de Giuseppe Verdi (1813 – 1901) sur un livret d’Eugène Scribe et Charles Duveyrier, d’après Le duc d’Albe (1839).
Créé le 13 juin 1855 à l’Opéra de Paris rue Le Peletier.
Distribution :
Christopher Maltman (Guy de Montfort), Brandon Cedel (sire de Béthune), Jonathan Beyer (comte de Vaudémont), Leonardo Calmi (Henri, un jeune sicilien), Kihwan Sim (Jean Procida), Barbara Haveman (duchesse Hélène), Nina Tarandek (Ninetta), Hans-Jürgen Lazar (Danieli), Michael McCown (Mainfroid), Jaeil Kim (Thibault), Dietrich Volle (Robert)
Mise en scène : Jens-Daniel Herzog
Mise en scène de la reprise : Hans Walter Richter
Dramaturgie : Norbert Abels
Décors et costumes : Mathis Neidhardt
Lumières : Olaf Winter
Choeur supplémentaire des hommes : Tilman Michael
Choeurs de l’Opéra de Francfort
Orchestre de l’Opéra de Francfort
Direction musicale : Stefan Soltesz
Représentation du 9 décembre 2017 à l’Opéra de Francfort (reprise de la production de 2013).
Compte rendu rédigé par notre envoyé spécial Bruno MAURY. / illustrations : Opéra de Francfort © Barbara Aumueller 2017