Compte-rendu critique, concert. VIENNE, Musikverein, dimanche 1er janvier 2017. Wiener Philharmoniker. Gustavo Dudamel, direction. Depuis 1958, le concert du Nouvel An au Musikverein de Vienne est retransmis en direct par les télévisions du monde entier soit 50 millions de spectateurs ; voilà assurément à un moment important de célébration collective, le moment musical et symphonique le plus médiatisé au monde. En plus des talents déjà avérés des instrumentistes du Philharmonique de Vienne, c’est évidemment le nouvel invité, pilote de la séquence, Gustavo Dudamel, pas encore quadra, qui est sous le feu des projecteurs (et des critiques). A presque 36 ans, ce 1er janvier 2017, le jeune maestro vénézuélien a concocté un programme pour le moins original qui en plus de sa jeunesse – c’est le plus jeune chef invité à conduire l’orchestre dans son histoire médiatique, crée une rupture : moins de polkas et de valses tonitruantes, voire trépidantes, mais un choix qui place l’introspection et une certaine retenue intérieure au premier plan ; pas d’esbroufe, mais un contrôle optimal des nuances expressives, et aussi, regard au delà de l’orchestre, comme habité par une claire idée de la sonorité ciblée, une couleur très suggestive, mesurée, intérieure qui s’inscrit dans la réflexion et la nostalgie…? Voilà qui apporte une lecture personnelle et finalement passionnante de l’exercice 2017 : Gustavo Dudamel dont on met souvent en avant la fougue et le tempérament débridé, affirme ici, en complicité explicite avec les musiciens du Philharmonique de Vienne, une direction millimétrée, infiniment suggestive, d’une subtilité absolue, qui colore l’entrain et l’ivresse des valses, polkas et marches des Strauss et autres, par une nouvelle sensibilité introspective. De toute évidence, le maestro vénézuélien, enfant du Sistema, nous épate et convainc de bout en bout. Relevons quelques réussites emblématiques de sa maestrià viennoise.
LA PREMIERE PARTIE s’ouvre sur « Nechledil-Marsch » de l’Opérette « Wiener Frauen » de Franz Lehár ; d’emblée, on note une belle motricité nerveuse, l’esprit de la fanfare apportant comme chez Strauss père, une martialité légère dans la conception de la masse instrumentale. Gustavo Dudamel se distingue particulièrement par sa faculté naturelle et constante à faire chanter les bois, les flûtes, tous les vents, en un travail de précision instrumentale qui subjugue : on entend tout. Ce souci de l’articulation, du détail et de lisibilité s’accorde au jeu tout en finesse naturel des instrumentistes rompus à ce genre d’exercice. De l’insouciance, du panache et cette verve instrumentale qui comme chez Strauss n’oublie pas le rire final, suprême, du piccolo. Dudamel a trouvé indiscutablement son style et sa sonorité, sa carrure expressive comme sa signature : la direction est étonnamment maîtrisée, voire économe, avec des indications justes, précises, accompagnées par une souplesse de la main droite (qui tient la baguette).
Après une courte pause, voici selon Berlioz lui-même, le Johann Strauss français : Émile Waldteufel et ses « Patineurs » (Valse, op. 183). Né alsacien (à Strasbourg), le Français éblouit le Paris du Second Empire puis les célébrations de la IIIè République par une élégance souple qui ici fait merveille dans l’évocation des mouvements des patineurs sur la glace. Les vrais piani sont délectables, sculptant la matière sonore avec une finesse d’intonation remarquable : richesse des plans sonores (avec le jeu facétieux des grelots), lisibilité des timbres instrumentaux (dont la noblesse des cors), onctuosité de la texture (la Valse proprement dite y est pleine de détachement murmuré aux résonances secrètes) ; le jeune chef tout en mesure sait tirer profit de l’ivresse collective qui emporte tout l’orchestre. En plus de la générosité des couleurs qui n’entame en rien l’équilibre sonore, Dudamel nous fait entendre et c’est là l’apport le plus essentiel de sa prestation à Vienne dans un programme de musique symphonique légère, l’intériorité et la grâce nostalgique sous le feu aimable et décoratif; sa légèreté est taillée dans la subtilité et les nuances raffinées. On adore.
La première oeuvre du programme signée Johann Strauss fils, le génie de la famille, est « S gibt nur a Kaiserstadt‚ ‘s gibt nur a Wien » (Il n’y a qu’une ville impériale, il n’y a que Vienne / polka op. 291) : Dudamel comprend instinctivement la noblesse et l’élégance de cette traversée dans les quartiers de la ville impériale, en un lâcher prise de très grande classe (et sur le rythme d’une polka pas si rapide qu’annoncé) ; toujours ce regard concentré, pointant un point supérieur, éloigné, comme s’il souhaitait ainsi conduire l’orchestre vers des cimes précises, invitant très habilement les instrumentistes (et les téléspectateurs) à le suivre. Voici donc la Ville de l’Empereur à laquelle la musique aristocratique de Strauss offre sa finesse irrésistible : Dudamel affirme une clarté et une précision, pleines de chien et de caractère. C’est une traversée en tableaux très évocateurs d’une ville, Vienne, dont le réalisateur nous offre simultanément à l’écran, les images des hauts lieux touristiques. De fait dans la réalisation du concert, l’événement est autant musical que culturel, soulignant la magie toujours actuelle de la capitale autrichienne.
Rien n’égale la finesse échevelée des partitions de Strauss fils et à chaque concert du Nouvel an à Vienne, l’impression d’une grâce absolue se réalise, en particulier sous la baguette du jeune maestro vénézuélien. Aux côtés de Johann fils, ses frères Josef ou Eduard ne sont pas oubliés ; voici donc l’excellent et tout aussi subtil Josef, autre créateur d’une fratrie bénie des dieux, « Winterlust » (Joie d’hiver) est une polka rapide (op. 121) portée par une réelle urgence (avec la claque de bois), proche d’un galop infernal tout en délicatesse. Dudamel et les musiciens en expriment la jubilation avec traîneau et grelots là aussi (ne s’agit-il pas de « délices d’hiver »?). C’est une pochade habilement brossée, une bambochade nerveuse, jamais précipitée dont on aime la finesse des traits, jusqu’aux accents vibrés d’inspiration tyrolienne… chez les cordes. Et quand les trompettes se joignent à la joie collective, on relève avec toujours autant de plaisir le sens de la mesure et le souci permanent de l’équilibre sonore. Incontestablement, du très bel ouvrage. A propos de Josef, le frère mésestimé : soulignons que Dudamel semble ici poursuivre ce qu’avait réalisé en 2015, le septuagénaire Zubin Mehta qui pour le Concert du Nouvel an 2015 avait choisi de mettre en avant de la même façon, le génie méconnu et quelque peu sousestimé, dans l’ombre de son aîné, Johann II : or nous avons là une sensibilité orchestrale et un orchestrateur d’une même verve et d’un raffinement méléodique égal. En 2015, Zubin Metha avait ainsi programmé et joué avec les Wiener Philharmoniker : de Josef Strauss. LIRE notre compte rendu complet du Concert du Nouvel an à Vienne 2015 par Zubin Mehta / regain d’intérêt pour Josef Strauss.
Pour finir, deux derniers Strauss fils : « Mephistos Höllenrufe » (Hurlements souterrains de Mephisto / valse, op. 101) : un condensé dramatique très bien développé dans lequel Dudamel, conteur précis et contrôlé, fait valoir sa compréhension sous jacente de l’architecture, et toujours cette grâce allusive qui adoucit fortement le côté fantastique et terrifiant du sujet. L’intelligence de la direction s’accorde à la finesse de l’écriture straussienne ; elle fait jaillir du chaos originel, des vagues de volupté… maîtrisées, sachant profiter, et de la rythmique continue, arachnénenne du triangle très sollicité, et de la profonde assise des graves, assurée par le mur des 6 contrebasses, placés, fait unique à Vienne, face au chef et tout au fond, au pied de l’orgue. Enfin, « So ängstlich sind wir nicht! », (Nous ne sommes pas si inquiets ! / polka rapide, op. 413) s’énonce et passe comme un courant d’air, un vent irrésistible, d’une vivacité fruitée, course aérienne au dessin parfait : l’extrait d’ « Une nuit à Venise » affirme la marque de Gustavo Dudamel en complicité avec les Wiener Philharmoniker : humilité, souplesse, finesse intérieure (les pianis sont toujours aussi remarquablement réalisés, assurant une balance sonore propice aux détails les plus fins …d’une partition qui en recèle).
LA SECONDE PARTIE, enchante tout autant. Gustavo Dudamel lance les éclats sertis de l’ouverture de l’opérette « La dame de Pique » de Franz von Suppé (1862), autre fondateur de l’opérette viennoise. On distingue pour notre plaisir les beaux mezzo pianos, riches en élégance feutrée, – pour mieux faire surgir / rugir les tutti ; le cor miellé et les bois clairs ; cette rondeur suave grâce à l’équilibre clarinettes / cors ; la motricité énergique du galop virevoltant : … et tant de subtilité dans la réalisation font briller les qualités comme souligne les limites du morceau : Suppé pétille comme un feu d’artifice mais sans avoir la finesse d’orchestration de Strauss : question de bulles et d’esprit ; ici la limonade sucrée de Suppé n’atteint pas au miracle du champagne straussien. Quoique l’on dise.
Pas de Concert du Nouvel An à Vienne sans le concours des danseurs de l’Opéra. Sur l’air « Hereinspaziert! » (Entrez !), Valse de l’opérette « Der Schätzmeister » op. 518 / Le prêteur sur gages de Carl Michael Ziehrer, les 5 couples investissent jardins et enfilades de la villa Hermès à Vienne, somptueuse demeure néo-italienne, sur une mélodie pompeuse mais racée, – impériale donc. Les jeunes couples sont enivrés, aux gestes précis, nerveux qui montrent le haut niveau du Ballet de l’Opéra de Vienne dont surtout celui dans le salon rouge pompier avec les fausses fresques romaines (couple à la robe verte / chorégraphie de Renato Zanetta ). La carte postale fonctionne toujours à merveille : à l’adresse des 50 millions de spectateurs, cette invitation touristique a des retombées inimaginables pour le tourisme à Vienne.
A presque 36 ans, Gustavo Dudamel réussit son premier Concert du Nouvel an à Vienne
Subtilité & intériorité en mondovision
CHOEUR ET ORCHESTRE MURMURES POUR NICOLAÏ… Vient ensuite la séquence la plus improbable et finalement très cohérente d’un programme qui joue la carte de l’effusion tendre et comme on l’a dit d’un repli intérieur. Le Choeur invité (Singverein de Vienne, une institution là aussi) s’installe sur la tribune de l’orgue monumental, et entonne « Mondaufgang » de l’opéra « Les Joyeuses commères de Windsor » d’Otto Nicolai (1849). Un auteur à l’immense génie, lui aussi d’une finesse instrumentale exceptionnelle. Nicolaï est le cofondateur du Philharmonique de Vienne qui lui doit son fonctionnement en autogestion : la finesse murmurée, l’équilibre de la sonorité, la cohésion sonore entre choristes et orchestre, d’une rondeur caressante expriment idéalement ce lever de la lune, serti de clarté médiane, entre ombre et lumière ; un somptueux paysage nocturne que Dudamel fait vibrer et sait ciseler même dans le piano et le mezzo forte. Tout l’art de la nuance est là. Soulignons combien la présence et le choix de ce chant murmuré, plein de douceur, de tendresse, hors des célébrations pétaradantes, hors des tumultes célébratifs, signifie précisément les intentions du jeune maestro : pas d’esprit de conquête mais l’effusion collective d’un partage sincère. Le défi est relevé. Et de ce point de vue, le but est totalement atteint. Bravo maestro !
NOUVEAU CHAMBRISME POUR LE NOUVEL AN… Puis, place à l’esprit d’insouciance dans la légèreté heureuse et subtile : 9 polkas s’enchaînent jusqu’à en perdre la raison, mais pas l’esprit facétieux ni raffiné ; c’est un festival de scintillement sonore et de un feu d’artifice instrumental. Là aussi pour contrepointer la frénésie des polkas des Johann, père et fils, Dudamel sait enrichir la proposition dansante par un autre morceau du frère, Josef : « Die Nasswalderin », polka-mazurka, op.267 : le 2è fils signe une polka lente où harpe et violon solo dessinent un nouveau format, plus rare dans le cadre d’un concert du Nouvel An, le chambrisme élégantissime ; l’expérience d’une écoute intérieure là encore frappe immédiatement et relève du choix particulier de Dudamel. Voici donc le surgissement d’un songe personnel d’une délicatesse exquise, magistralement incarnée par l’orchestre aux pianos ciselés jusqu’à la dernière mesure, où la clé expressive poétique se dévoile, celle d’une volière dont Josef Strauss nous régale des timbres éperdus, associés, où flûte, clarinette et… chant d’oiseaux (par Dudamel lui-même) s’invitent avec une rare délicatesse. La réussite est totale.
JEUNES DANSEURS DANS LES ALLEES… Pour rompre le statisme compassé de l’exercice, rien de mieux qu’immerger 3 couples de jeunes danseurs de l’Académie de danse de Vienne (celel qui prépare à l’entrée au Ballet de l’Opéra de Vienne) dans la salle elle-même du Musikverein, sur la mélodie de Johann fils : « Auf zum Tanze! » (En piste ! / polka rapide, op.436) : comme poursuivis par leur maître d’école, les 3 couples virevoltent, se poursuivent dans les allées entre les spectateurs : après la grâce chambriste, la surprise par la facétie.
Enfin emblème d’un concert tout en finesse, distinguons l’exceptionnelle vitalité elle aussi aérienne et qui fuse comme une étoile : la « Tik-Tak », polka rapide, op. 365 de Johann Strauss II, extraite de sa sublime « Chauve-Souris » : la légèreté, la souplesse, la précision et la richesse des timbres instrumentaux composent une séquence enivrante – avec visite du musée mécanique de Vienne où s’invitent les horloges historiques (clin d’oeil dont s’est sûrement délecter le sponsor de l’événement, Rolex).
Après la remise des fleurs, chef et instrumentistes offrent les deux dernières séquences, les plus attendues, toutes deux parfaitement ritualisées : Le Beau Danube Bleu : amorcé, puis interrompu pour que les musiciens et le chef souhaitent la bonne année à l’audience locale et internationale ; puis La Marche de Radetzki où le public peut donner la claque et frapper des mains pour marquer le rythme du refrain. Ainsi se trouvent « réconciliés » le fils et le père, deux hommes que le drame de la saga familiale a affrontés et toujours séparés ; ainsi se réalise un nouveau concert du Nouvel An tout en charme et en finesse, soulignant la subtilité suggestive de Gustavo Dudamel, là ou d’autres nous avaient promis surtout de la fougue et du nerf. Le jeune maestro a montré qu’il pouvait surprendre et convaincre. En maestro d’une finesse onirique irrésistible. S’il a du rythme et une énergie à en revendre (on le savait bien), Dudamel a muri, offrant une leçon ce 1er janvier 2017, de saisissante finesse.
________________________
Compte rendu critique concert. VIENNE, Musikverein, dimanche 1er janvier 2017. Valses de Johann I, II, Josef Strauss ; Waldtaufel, Lehar, Nicolaï, Von Suppé… Wiener Philharmoniker. Gustavo Dudamel, direction.
APPROFONDIR
CD et DVD du concert du nouvel an 2017 par Gustavo Dudamel et les Wiener Philharmoniker sont annoncés chez SONY classical d’ici la mi janvier 2017. Prochaine présentation et compte rendu critique sur CLASSIQUENEWS.COM
LIRE AUSSI nos précédents comptes rendus du Concert du NOUVEL AN à VIENNE :
Mariss Jansons / Concert du nouvel AN à VIENNE 2016
http://www.classiquenews.com/cd-evenement-concert-du-nouvel-an-2016-a-vienne-neujahrskonzert-new-years-concert-2016-vienna-philharmonic-wiener-philharmoniker-orchestre-philharmonique-de-vienne-mariss-jansons-directio/
Zubin Mehta / Concert du Nouvel An à VIENNE 2015
L’hommage au génie de Josef Strauss
http://www.classiquenews.com/cd-concert-du-nouvel-an-a-vienne-2015-philharmonique-de-vienne-zubin-mehta-1-cd-sony-classical/
Daniel Barenboim / Concert du Nouvel An à VIENNE 2014
http://www.classiquenews.com/compte-rendu-vienne-konzerthaus-le-1er-janvier-2014-concert-du-nouvel-an-oeuvres-de-johann-strauss-i-et-ii-edouard-josef-et-richard-strauss-avec-les-danseurs-de-lopera-de-vienne-wiener-phil/
Franz Welser-Möst / Concert du Nouvel An à VIENNE 2013
http://www.classiquenews.com/neujahrskonzert-new-years-concert-concert-du-nouvel-an-vienne-2013franz-welser-mst-1-cd-sony-classical/
Mariss Jansons / Concert du Nouvel An à VIENNE 2012
http://www.classiquenews.com/vienne-musikverein-le-1er-janvier-2012-concert-du-nouvel-an-wiener-philharmoniker-mariss-jansons-direction/
Georges Prêtre / Concert du nouvel AN à VIENNE 2010