Compte-rendu critique, concert. LILLE, Auditorium du Nouveau Siècle, le 26 janvier 2018. Haydn, Attahir, Beethoven. Orchestre National de Lille. Alexandre Bloch. Rendu cohérent par sa thématique générale dédiée au « midi », le concert de ce soir s’ouvre sur l’un des sommets de l’expérimentation orchestrale menée au début des années 1760 par Joseph Haydn – le père du genre symphonique-, à Esterhaza. Directeur de la musique du prince Esterhazy, le compositeur inventif dispose d’un orchestre de premier plan et de virtuoses qui ne demandent qu’à le suivre dans ses recherches : ainsi la Symphonie « midi » opus 7 en ut, affirme sa facilité à varier et creuser les contrastes de caractères comme de formes, le résultat favorisant d’emblée la performance individuelle d’instruments solistes, dont surtout les cordes : violon, violoncelle, contrebasse (cette dernière, vedette du Menuet des plus enlevés)… De cette symphonie concertante, – véritable exercice de chauffe pour les solistes, c’est surtout le premier mouvement qui saisit quand le premier violon prend littéralement la parole à la façon d’une scène d’opéra, immergeant l’auditeur dans une séquence ayant ses propres enjeux dramatiques (recitativo adagio avec violon solo) : volubilité imprévue et d’autant appréciée qui place l’éloquence facétieuse de la supersoliste, Ayako Tanaka, nouvellement nommée (depuis septembre dernier), au premier plan de la soirée. L’esprit du jeu, l’humour et la suprême élégance de Haydn font une séance préliminaire idéale pour préparer à la séquence contemporaine qui suit.
Création mondiale du Concerto pour serpent de Benjamin Attahir à Lille
DANSES & RESONANCES DU SERPENT
PREMIERE PARTITION DE BENJAMIN ATTAHIR POUR L’ONL… C’était l’un des premiers temps forts du travail mené par le nouveau compositeur en résidence au sein de l’Orchestre National de Lille, Benjamin Attahir, lauréat de la Villa Medicis, remarqué par Pierre Boulez à Lucerne. Le jeune compositeur, pas encore trentenaire en 2018, présente sa première partition composée pour l’ONL, de surcroît très originale… car écrite pour le « serpent », instrument baroque, ancêtre du tuba et de l’ophicléide, jusque là, surtout utilisé à l’église pour soutenir les pupitres des basses ; c’est aussi le premier Concerto pour serpent de l’histoire de la musique.
Le Concerto est en réalité la 2è pièce d’un cycle en cours de 5 sections, récapitulant les 5 appels à la prière de l’ordinaire musulman. Cette 2è étape correspond à la prière du midi. Si au cours de la passionnante rencontre préliminaire au concert où le compositeur et son interprète / créateur (Patrick Wibart) dialoguent et présentent leur travail, Benjamin Attahir s’est dit très intéressé par le timbre (proche du cor et du trombone) et par la vocalité naturelle du Serpent, il s’est surtout montré soucieux de la structure et de l’architecture dramatique d’une pièce de plus de 20 mn qui nous aura séduit par son plan ambitieux, son souci des contrastes, des ruptures de caractères, sa recherche constante de couleurs. A cela s’ajoute aussi une démarche particulière pour la spatialisation : 2 cors étant placés au niveau du balcon principal, permettant dans la dernière partie de l’oeuvre – la plus convaincante, des effets d’échos et de réponses entre le chant puissant et feutré du serpent soliste situé sur la scène, et les deux cuivres placés de part et d’autres de la galerie ; leurs résonances mêlées, décalées, dialoguées recréent l’impression de vagues sonores enveloppantes quand les appels à la prière se multiplient dans l’espace urbain.
L’écriture est majoritairement monodique : le compositeur utilise 3 airs religieux qui constituent la matériau de base mélodique de la pièce : chant d’appel du muezzin, air yiddish, air grégorien (Dies Irae) ; orchestre et serpent amorcent alors un cycle d’enlacements et de séquences alternées, comme la forme même de l’instrument vedette, … ondulant, serpentant avec une fluidité avide de contrastes et aussi de scintillements orchestraux (où se sont distingués entre autres, des alliages de timbres étonnants associant clarinette, flûte, cuivres). Selon un plan bien défini (du tutti initial au solo murmurant, selon la progression d’une épure graduelle), à mesure que la partition s’écoule, en un geste compositionnel qui efface peu à peu le chant de certains pupitres, c’est le chant rond, viscéral, puissant aussi du serpent qui s’affirme alors, concluant l’œuvre dans une phrase qui s’épuise et susurre finalement, comme éreintée par la constante énonciation des mêmes tournures mélodiques.
Quand on sait quelle maîtrise technique, en particulier des lèvres sur l’embout, le jeu du serpent requiert de l’interprète, on reste saisi par l’engagement quasi permanent qui s’impose au soliste, du début à la fin. L’impression est bercée par un travail particulier sur la couleur du serpent – qui relève du cor, du trombone, de la sacqueboute aussi, – nuances de sons cuivrés, ronds, suaves, feutrés, mais étonnamment puissant-, cultivant d’infinis nuances dans le sombre, le grave, parfois la lugubre et une raucité mate et sourde. C’est donc associé à un champ spatial réinvesti, tout un nuancier de timbres inédits qui s’offre à l’imaginaire du spectateur / auditeur.
Benjamin Attahir questionne tous les champs des possibles et de l’expérimentation musicale : Orient / Occident, Baroque / Contemporain, Espace / Timbres… A son mérite revient aussi un regard critique sur la notion de temporalité, d’expérience de la continuité musicale, car à terme, il faudrait écouter d’un seul trait, et dans leur succession conçue originellement, chacune des 5 partitions / 5 appels, dans leur flux ininterrompu et dans leurs formes caractérisées. La première pièce pour piano et ensemble a été créée à Berlin en septembre 2017 (par Daniel Barenboim et le Boulez Ensemble) ; la 3è qui se prolonge dans la dernière note du serpent expirant, est un … quatuor (par les Arod). La 5è devrait être conçue elle aussi pour l’Orchestre National de Lille.
PROGRAMME EN EQUILIBRE… Très équilibré dans sa proposition orchestrale, – des Viennois (classiques et préromantiques à la fois, sujets d’un ressourcement toujours très profitables pour l’écoute collective), au contemporain inédit, le programme piloté par le chef Alexandre Bloch, ajoute un volet complémentaire avec la dernière œuvre affichée : la 5è de Beethoven. Achevée en 1808, la partition remonte en réalité à une période antérieure, dès 1795 quand Ludwig en conçoit déjà les premières idées force. Dans sa genèse, la 5è est en réalité contemporaine de la 6è, Pastorale, simultanéité qui souligne combien le génie beethovénien est aussi polymorphe, d’une exceptionnelle diversité formelle. En ut mineur, l’opus 67 frappe au sens premier du terme l’esprit de l’auditeur : sa franchise répétée, son énergie radicale et révolutionnaire, la fusion des caractères martiaux et conquérants, définissent une nouvelle langue orchestrale, celle d’une absolue rupture, et aussi d’une maîtrise éloquente, elle-même porteuse de modernité.
Dirigeant par coeur, ce qui facilite la proximité directe avec les instrumentistes, Alexandre Bloch, sans baguette, peut s’investir pleinement, ciselant les nuances, par des gestes souples et précis, comme un peintre manie la pâte sur la toile, en une infinité d’indications très claires et expressives ; tout cela construit une vision globale qui architecture l’enchaînement des 4 mouvements, dans le sens d’une formidable éruption, revitalisée à chacun des jalons de son jaillissement par l’énoncé cyclique du fameux motif rythmique initial. Acéré, vif, mais jamais sec, le chef avance, articule, nuance aussi, en une danse gestuelle, nerveuse et musclée. Ce contrôle rythmique se soucie des couleurs et de la profondeur : la lisibilité des bois en particulier est délectable, évitant ce que l’on entend trop souvent ailleurs : la saturation immédiate des tutti. Rien de tel ici, tant le goût pour les timbres associés (chant fraternel de la clarinette en particulier), remarquablement détaillé, nous a séduit et convaincu. Brillante et détaillée, magnifiquement charpentée, animée par une énergie irrésistible, la direction du chef dévoile l’ivresse conquérante de l’opus, – son affirmation frénétique, sa détermination viscérale, un jalon majeur dans la recherche de Ludwig et aussi un absolu dans l’histoire de la musique symphonique. Sachant cultiver le pilier du répertoire – Haydn et Beethoven, prêt à l’inédit, dans la sensualité et les contrastes (Attahir), l’Orchestre national de Lille poursuit son exploration heureuse des écritures, manifestement porté par l’enthousiasme de son nouveau directeur musical, Alexandre Bloch (1). A suivre.
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Compte-rendu critique, concert. LILLE, Auditorium du Nouveau Siècle, le 26 janvier 2018. Orchestre National de Lille. Alexandre Bloch, direction.
Haydn : Symphonie n°7 “Le Midi”
Attahir : Adh-dhohr, Concerto pour serpent et orchestre
Serpent : Patrick Wibart
Beethoven : Symphonie n°5
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PROCHAIN CONCERT événement de l’Orchestre National de Lille : Jeudi 15 février 2018 : Brahms : Rhapsodie pour contralto / Prokofiev : Alexandre Nevski – 1936 (Jean-Claude Casadesus, direction / Elena Gabouri, mezzo-soprano / Chœur Philharmonique Tchèque de Brno). INFOS & RESERVATIONS :
http://www.onlille.com/saison_17-18/concert/alexandre-nevski/
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1) En janvier 2018, un film documentaire réalisé par Georges Tillard raconte l’arrivée d’Alexandre Bloch, comme directeur musical, au sein de l’Orchestre National de Lille : comment le jeune chef a t il été choisi ? Comme la passation avec le chef fondateur de l’orchestre, Jean-Claude Casadesus, s’est-elle déroulée ? Présentation du film et critique du film « Alexandre Bloch : Bienvenue Maestro ! » de Georges Tillard …
Diffusion le 29 janvier vers 23h, après Soir 3, sur France 3 hauts de Seine, puis le 2 février 2018, 8h50. LIRE notre présentation du documentaire portrait Bienvenue Maestro / Alexandre Bloch / LIRE notre critique du film documentaire Alexandre Bloch / Bienvenue Maestro
Photos : © Ugo Ponte / Orchestre national de Lille 2018