Compte rendu, concert. LILLE, le 28 juin 2018. BERNSTEIN : MASS. Orchestre national de Lille, Alexandre Bloch. FRESQUE SPECTACULAIRE… 200 personnes sur le plateau et au-dessus (s’agissant des deux jazz band, et rock band, situés chacun au dessus de la scène, à jardin et à cour) incarnent et exaltent l’ivresse grandissante d’une partition protéiforme signée Bernstein, au début des années 1970 : MASS. Il faut donc pour le chef savoir coordonner le geste d’une colonie éparse de musiciens aux parties simultanées, et aussi préserver la clarté d’une oeuvre construite comme une cathédrale particulièrement riche en changements de rythmes et en formes musicales. Généreux, éclectique, Bernstein fait montre d’une invention parfois déroutante pour l’auditeur, mais tout le mérite revient au formidable engagement des chanteurs et instrumentistes, à la direction à la fois fiévreuse et précise du chef Alexandre Bloch, directeur musical de l’Orchestre National de Lille ; le maestro sculpte un monument esthétique qui suit très minutieusement son parcours, sans dilution, et avec des pointes sarcastiques ou lyriques d’une indiscutable intelligence.
Chacun a pu y goûter ce qu’il aime selon son goût. Le jazz, le gospel, la comédie musicale, la transe rock, l’introspection purement orchestrale (sublimes « Meditations » au souffle âpre et profond digne d’un Chostakovitch ou d’un Mahler), sans omettre aussi, l’incursion de musique enregistrée (à la rythmique très proche de Stravinksy) ; ni sur le plan dramatique, les danseurs prévus par le compositeur (mais ici finalement écartés) ni surtout les différents registres qui s’entremêlent, se répondent, tout cela pour mieux creuser la question de la foi, du verbe incarné, comme la sincérité du rituel, du sermon en son déroulement déclamatoire : en cela le personnage du Speaker / Célébrant tente de préserver la cohésion de l’ensemble, revient toujours au dogme, à la célébration de Dieu… Il est « soutenu » par l’extraordinaire participation du choeur d’enfants (séraphique), du chœur d’adultes formant l’imposant « choeur d’église » ; il est de la même façon, et a contrario, chahuté et vertement critiqué par les solistes du « Street chorus », collectif laïque au verbe libre et incisif : de quel Dieu s’agit-il réellement ? Comment servir les valeurs les plus justes ? Comment être digne, bon, aimant ? Qu’est ce qu’être homme, humain, frère pour les autres ? Voilà profilées plusieurs thématiques qui taraudent la foi du croyant ou du simple mortel. Voilà énoncé ce qui intéresse Bernstein dans une « Messe / Mass » scrupuleusement élaborée.
Au coeur du déroulement, le chaos halluciné de l’AGNUS DEI, où tout se dérègle et se « casse » en une transe de plus en plus appuyée et intense pour laquelle le chef descend de son pupitre et invite le public à se lever et marquer le rythme de ce délire collectif indescriptible.
On comprend qu’une telle démesure, incorrecte, indécente, iconoclaste, impudique, ait pu heurter le public de la création en 1971 (en particulier un certain critique américain pointilleux et puritain, jugeant tel « maelstrom » particulièrement indigeste) ; pourtant l’intention de Bernstein, plus pacifiste et humaniste que jamais, est très explicite : comme le dit le Célébrant (sublime Brett Polegato, baryton fin aux phrasés impressionnants) : « les choses se cassent si facilement ». Le compositeur, fraternel, semble comprendre le prix d’une vie, de toutes les vies ; il appelle à la réconciliation, à la paix universelle. Célèbre surtout tout ce qui permet à chacun d’élever sa condition et d’aimer les autres. C’est en définitive une superbe leçon de tolérance et de solidarité, d’amour et de fraternité.
A plusieurs endroits du texte, dans les témoignages des solistes du Street chorus, se précisent déjà les questions de société et d’écologie qui nous concernent aujourd’hui. La modernité de l’oeuvre et sa furieuse, irrépressible urgence critique, n’ont pas pris une ride. L’angle et les intentions de l’oeuvre sont d’une justesse absolue.
MASS de BERNSTEIN : la conclusion éblouissante
de l’Orchestre national de Lille pour finir sa saison 2017-2018
Entre transe collective et prière fraternelle, un hymne d’une étonnante modernité
Pour réaliser ce dévoilement spirituel et fraternel qui passe par l’expérience d’une transe collective, tous les intervenants de ce « spectacle » hors normes se montrent très impliqués. Chaque groupe exprimant sa juste part, dans un vaste programme dont le sens global se révèle peu à peu : après les dévotions d’avant la Messe (diffusées par une bande enregistrée et spatialisée dans la salle de l’Auditorium du Nouveau Siècle), on distingue entre autres, le formidable marching band d’ouverture, – citant même un air traditionnel et populaire propre au nord : le petit Quinquin-, composé de l’Orchestre d’Harmonie de Lille Fives et des Tambours de la Côte d’Opale : signe d’une coopération entre les divers ensembles de musique du territoire ; puis pendant la « MASS » proprement dite, l’activité des choeurs, qu’il s’agisse des enfants (Choeur Maîtrisien de Conservatoire de Wasqhehal qui fournit aussi deux jeunes solistes très convaincant, en début et fin du drame), des adultes pour le choeur d’église : leur implication vaut au moment de Dona nobis pacem, quand tout se dérègle, un jeu scénique particulièrement crédible sur un démantèlement minutieux des paroles, déconstruites, hâchées, parfaitement détournées. Soulignons aussi la tenue superlative des solistes chanteurs du chœur Color, qui offrent une caractérisation très fine de chaque intervention / incursion « profane », révélant entre autres l’urgence intérieure du trope « I believe » / Je crois en Dieu, du Credo, … épisode alors fiévreux, embrasé par une tension là aussi irrépressible).
Du début à la fin, l’auditeur est happé, comme saisi et interloqué par le sens même de cette action en apparence déjantée, incontrôlée, « monstrueuse ». Pourtant, la force des séquences enchaînées, l’ivresse des passages chantés qui citent avec délices la rythmique fiévreuse de West Side Story, le gouffre spirituel qu’ouvre immédiatement l’orchestre seul dans chacune des 3 Meditations, l’incarnation saisissante que réussit le baryton canadien Brett Polegato (présent sur scène constamment pendant les presque 2h de tension ininterrompue, et devant tout donner en fin de déroulement dans son grand monologue : « Fraction » (XVI) qui succède immédiatement à la transe de l’Agnus Dei), … sont autant de jalons d’une œuvre dense, parfaitement conçus, très architecturée.
De toute évidence, voilà par l’Orchestre National de Lille, une conclusion éblouissante de sa saison 2018-2019 ; de surcroît opportune, révélant pour le Centenaire BERNSTEIN 2018, une partition inclassable dans toute sa pertinente frénésie comme dans la résolution de son message. C’est surtout pour le spectateur de la soirée, une expérience rare, irrésistible et spectaculaire qui témoigne d’un humanisme sincère et directe dont il est lui-même une part active. La place des spectateurs auditeurs participant concrètement à cette célébration profane y est un élément moteur : de quoi espérer revivre une telle performance. Les concerts participatifs sont à la mode : Bernstein avait déjà tout inventé, conçu, mesuré en 1971. Le moment même où Alexandre Bloch a fait participé l’audience était des plus justes : bel acte de partage. Merci à l’Orchestre National de Lille et à son chef d’avoir choisi cette oeuvre, et dans ce dispositif très réussi. Révélation magistrale et qui vient éclairer avec quelle pertinence, l’année BERNTEIN en France.
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Compte rendu, concert. LILLE, le 28 juin 2018. BERNSTEIN : MASS. Orchestre national de Lille, Alexandre Bloch.
Récitant : Brett Polegato
Street People : Ensemble Color
Grand Chœur (choeur d’église) : Ensemble vocal Adventi, Choeur de l’Avesnois, Chœur du Conservatoire de Cambrai, InChorus, étudiants du Conservatoire de Lille et choristes amateurs
Chœur d’enfants Chœur Maîtrisien du Conservatoire de Wasquehal
Chef de chœur : Pascal Adoumbou
Orchestre National de Lille
Alexandre Bloch, direction. Illustration : © Ugo Ponte / Orch National de Lille 2018 : 1 / le tableau déjanté de l’AGNUS DEI / Dona nobis pacem – 2 / Brett Polegato et Alexandre Bloch aux saluts
CAHIER PHOTOGRAPHIQUE sur la page de l’Orchestre National de Lille / Flickr
https://www.flickr.com/photos/onlille/28244315197/