CD. Massenet : Le Mage (Campellone, 2012) … Paris, 1891. A 39 ans, l’éclectisme de Monsieur Massenet, furieusement dramatique, déjà salué pour Werther et Esclarmonde, s’affirme ici dans le genre grand opéra français sur un sujet oriental. En choisissant après Rameau, la figure du prêtre d’Ahoura-Mazda, Zaroastre/Zarastra, Massenet certes s’orientalise (mais pas exagérément, tout au plus comme il l’a fait pour Le roi de Lahore ou Hérodiade, comme il le fera ensuite dans Thaïs) ; ses évocations exotiques sont de pures recompositions, fantasmatiques à la façon de l’orientalisme d’un Gérôme, peintre contemporain qui fut aussi l’ami de Massenet. La faculté qu’a Massenet de se renouveler pour chaque sujet force l’admiration. Dans son Mage, le compositeur illustre et célèbre surtout comme dans Thérèse plus tard (1907), les vertus proprement … républicaines. Zarastra a des allures de grand prêtre issu des valeurs de la Révolution, n’aimant que le Bien et la Vérité, au-dessus des enjeux religieux. Contre les fanatismes et le mensonge, voici un être de lumière qui jusqu’à la fin, reste maître de ses passions (à la différence de celle qui l’aime, la rugissante Varheda, – prêtresse comme lui, dont le désir se déverse et implose en haine démesurée et tenace).
Le Palazzetto Bru Zane ressuscite Le Mage de Massenet
L’auteur se dévoile aux instants d’intensité amoureuse … Massenet est un grand sentimental et l’on regrette que la conception globale de cette production si attendue, n’ait pas su colorer ses options, d’ivresses plus éperdues, de finesse lyrique plus suggestives voire échevelées, de fines allusions aux tourments des deux amants éprouvés : ici Zarastra et Anahita. La direction du chef demeure uniformément carrée, certes structurée et claire mais bien peu nuancée : c’est constamment propre, jamais enivrant. D’où l’impression globale de musique descriptive voire hollywoodienne qui plombe un Massenet, assez schématique, sans beaucoup de subtilité (l’orchestre est trop lourd : il fait regretter ici les vertus allégeantes des instruments d’époque, encore trop absents des recréations lyriques de l’extrême fin du XIXème siècle). Mais n’est ce qu’une question d’instruments : écoutez par exemple ce que parvient à exprimer Hervé Niquet dirigeant le Brussels Philharmonic chez Max D’Ollone, élève de Massenet dont il a récemment exhumé à l’initiative du Palazzetto Bru Zane aussi, les cantates pour le Prix de Rome (1895-1897) : la fine caractérisation des personnages par un orchestre d’une subtilité puccinienne voire straussienne avait ici permis de réévaluer l’écriture du musicien …
Car dans chaque opéra de Massenet, il y a une scène de conquête ardente d’un amour lointain qui évoqué, fantôme d’un passé qu’on croyait révolu, surgit pour prendre possession de l’aimé (ainsi Armand languissant pour Thérèse, surtout Manon enivrée désireuse de retrouver son Chevalier, devenu l’abbé de Saint-Sulpice …) ; ici même affrontement périlleux, mais publique devant tout le peuple quand Varedha, menteuse mais si investie empêche le mage Zarastra d’épouser celle qu’il aime : Anahita, Reine de Touran, en ressuscitant (et déballant impudiquement) leurs étreintes passées … (Acte II).
Un Parsifal français surtout … républicain
Au III, bis repetitas, la prêtresse de Djahi réapparaît jusque sur la montagne, lieu saint des apparitions où s’est réfugié le Mage humilié … Varheda est un personnage passionnant (à la fois, Ortrud et Lady Macbeth, exigeant un soprano dramatique large et puissant ou un mezzo aux aigus faciles et timbrés) qui recueille la frénésie conquérante des grandes amoureuses de Massenet ; la féline est une séductrice ; pour son aimé Zarastra, les foules de fidèles, le pouvoir spirituel immense sur des armées de sujets soumis car la fille travaille avec son père l’infâme et vipérin Amrou, instance machiavélique : leur foi cache une ambition politique dévorante, prête à imposer la tyrannie sur le peuple des adorateurs.
On voit bien ainsi que Le Mage est un opéra républicain qui dénonce par la voix du Mage et dans son itinéraire dramatique, la félonie des religieux, le fanatisme aveugle, les délires collectifs produisant les pires déroutes (cf fin cataclysmique du IV) : la France de la IIIè République édictera bientôt la séparation de l’Etat et de l’église; Zarastra est le fils des Lumières, plus exactement de la lumière de son dieu Mazda qui lui parle par foudre et tonnerre interposés sur la Montagne Sainte (III) ; en apôtre de la loi nouvelle issue de la Révolution, le prêtre célèbre Vérité, Bien, Lumière. Face à Verhada rugissante et ardente, véritable Kundry possédée, Zarastra renforce son mysticisme supérieur définitivement réfractaire aux assauts de la terrible amoureuse …
L’opéra de la grande forme et des déflagrations orchestrales pas – toujours très subtilement énoncés dans cette lecture-, se réalise encore au IV où après les lumineux éclairs de Mazda au III, Massenet développe pour le ballet obligé l’évocation de la ferveur iranienne dans le temple de la Djahi : succession de tableaux dont la sauvagerie orientalisante concentre la nature lascive et primitive de la religion prônée et défendue ici par les Iraniens. Puis tout implose littéralement dans une scène de transe et de folie fanatique à l’issue de laquelle Massenet peint un mariage forcé et hystérique qui aboutit au massacre organisé (de la belle Anahita qui cependant s’en sortira).
L’acte final est le sommet de cet Everest vocal et il faut de très solides chanteurs pour atteindre aux suraigus expressifs sans craindre les déchirures. On y retrouve le trio infernal Zarastra et Anahita, poursuivis par la toujours haineuse et maudissante Varheda, véritable harpie et vipère qui comme toutes les amoureuses déchainées, implose en plein vol.
Eclectisme orientalisant
Sous la direction du chef, la partition de Massenet multiplie ses fureurs orientales avec un fracas cependant rarement ciselées ; l’auteur marqué par sa découverte de Parsifal à Bayreuth aurait-il souhaité rendre hommage au dernier Wagner ? C’est tout à fait possible dans la continuité symphonique mais (ici tonitruante) de l’orchestre : las, peut-être trop contraint par la commande officielle, le compositeur semble ici souvent épais, grandiloquent, trop solennel (même dans les 10 épisodes du grand ballet qui ouvre le IV) : les grands ensembles choraux en style concertato comme dans le III (où Massenet rivalise avec les tableaux collectifs d’Aïda de Verdi …), la présence permanente des percussions et des cuivres – si peu mesurés ici-, font basculer l’ouvrage dans le monumental parfois … racoleur. Trop martial, trop véhément dans ses atours collectifs, l’opéra souffre d’un manque manifeste d’équilibre plus subtils, de nuances plus humaines et introspectives.
Côté chanteurs, notre appréciation s’adoucit très largement. Dans le personnage possédé et vengeur de Varheda (vraie Kundry à la française … qui cependant, sans rémission envisagée, reste dans la vocifération haineuse du début à la fin), saluons la très honnête Kate Aldrich ; la cantatrice aborde sans rupture de souffle un rôle … vertigineux. La couleur du timbre, le chant affirmé et engagé (malgré une articulation claire du français inexistante) exprime idéalement les tiraillements volcaniques de cette amoureuse ambitieuse éconduite.
Dommage que dans le caractère clé et si exigeant du Mage Zarastra (conçu pour le ténor légendaire Jean de Reszké), Luca Lombardo, malgré la justesse racée de la ligne et une intelligibilité louable, ne cache pas l’usure de sa voix parfois tirée dans l’aigu. Il est vrai qu’au moment du concert de Saint-Etienne dont découle l’enregistrement, le ténor était annoncé souffrant.
L’Anahita de Catherine Hunold a certes l’éclat droit de la souveraine de Touran mais l’intonation manque de subtilité : elle aurait pu faire une rivale plus nuancée de Varheda. Néanmoins les aigus sont présents, métalliques, incisifs … parfois criés : ils témoignent d’une partie vocale extrêmement exposée (au suraigu mémorable comme dans la fin du IV) qui à l’origine fut conçu pour la soprano coloratoure Sibyl Sanderson (la créatrice d’Esclarmonde et de Thaïs ; la véritable muse pour Massenet et peut-être plus…, a aussi marqué le rôle de Manon).
Marcel Vanaud comme Jean-François Lapointe apportent chacun, une touche virile plutôt convaincante : ils font respectivement un Roi iranien plein de fougue bestiale (dans la scène du mariage arrangé à la fin du IV) et un prêtre Amrou, ivre de pouvoir, idéalement noir, méphistofélien.
Mis à part nos quelques réserves s’agissant de ce premier enregistrement discographique du Mage de Massenet, les vertus musicales de la partition méritent amplement la présente résurrection. Voici un nouveau jalon dans notre connaissance améliorée des opéras de Massenet : scientifiquement juste et légitime, ce Mage ne présente pas pour autant l’évidence de Thérèse, autre volume de la collection » Opéra Français » du Palazzetto Bru Zane, qui bénéficiait alors de deux chanteurs exemplaires (Armand, André : Charles Castronovo et Etienne Dupuis). Saluons le Centre de musique romantique française de nous offrir avec décalage, une autre notable redécouverte : Le Mage est un ouvrage oublié mais décisif dans la carrière du Stéphanois, quelques mois après les célébrations de son Centenaire 2012.
Massenet : Le Mage (mars 1891). Première discographique. Livret de Jean Richepin. Avec Zarâstra : Luca Lombardo ; Varedha : Kate Aldrich ; Anahita : Catherine Hunold ; Amrou : Jean-François Lapointe ; Le Roi d’Iran : Marcel Vanaud ; Prisonnier Touranien / Chef Iranen : Julien Dran ; Chef Touranien / Héraut : Florian Sempey. Chœur lyrique Saint-Etienne Loire ; Chef de chœur : Lautent Touche. Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire. Laurent Campellone, direction musicale. Livre disque 2 cd, Palazzetto Bru Zane, collection » Opéra Français « . Parution : septembre 2013.