La maturité et la sensibilité dont fait preuve le China NCPA Orchestra face à la montagne brucknérienne suscite l’admiration. C’est un Bruckner poli, magnifiquement puissant, qui paraît ainsi, aux résonances chtoniennes assumées que colorent aussi d’irrésistibles vagues extatiques, littéralement énigmatiques.
Au final la vision est à l’image des visuels de chaque couverture : magnificence du motif montagneux enneigé, appel des cimes, mais aussi acuité des contrastes et flux permanent de l’onde glacée qui s’écoule sous la croûte neigeuse. Vertiges, espace, activité… la conception ne manque pas d’attraits car l’approche est fouillée, esthétiquement séduisante. Considérons ici les opus les plus emblématiques d’un geste globalement cohérent. La Symphonie n°3 (version 1889 Nowak, WAB 103), enregistrée en janvier 2023, fait partie des meilleures réalisations du cycle symphonique ainsi réalisé à Pékin (NCPA pour New Center for Performing Arts) ; le souci hédoniste de la pâte orchestrale, l’attention à la cohésion globale, l’agogique générale, comme la conception dramatique sont indiscutable. Seul bémol, une attention parfois trop extatique qui ralentit le flux ou alourdit à force de tempi étirés. La conception est celle d’une contemplation qui chercher à fouiller le sens derrière chaque séquence, chaque mouvement introspectif qui est loin d’ennuyer car le geste du chef Lü Jia questionne la matière sonore, explore au delà des notes, … Bel effet de direction analytique, voire spirituelle.
Le premier mouvement « Mehr langsam. Misterioso », l’un des plus développés de la littérature brucknérienne (près de 30 mn ! ; préfiguration des deux premiers mouvements de la 9è – même Mahler ne fait pas cela), exprime le grandiose impénétrable dont la sensibilité de Bruckner explore toutes les aspérités irrésolues. Le maelstrom qui s’y déploie impressionne et captive : il impressionne par son souffle et ses dimensions, il captive dans cette texture sonore suractive qui sans les résoudre, expose et décortique les tensions et antagonismes en présence. C’est le mystère d’un bouillonnement profond et souterrain qui gronde et rugit dans l’acuité de son énergie primitive. Quel superbe contraste avec le 2ème mouvement « Adagio bewegt, quasi Andante » qui étire davantage l’indiscutable cohésion sonore, creusant respirations, nuances des cordes à la soie parfaitement onctueuse, à l’esprit wagnérien ; de sorte que l’on songe ici dans tout le déroulement, immédiatement à l’énigme envoûtante de Tristan und Isolde dont Bruckner semble réaliser une réitération critique, un prolongement personnel et intime comme un souvenir particulièrement cher, et tissé avec infiniment de soin. La fin subtile et brumeuse convoque le songe derrière l’ampleur architecturale.
Lü JIA dirige le China NCPA Orchestra
Un nouveau Bruckner
ample, poli, détaillé qui vient de Pékin…
Le Scherzo « Ziemlich schnell » exprime franc et direct, l’inéluctable que l’orchestre sait aussi inscrire dans une vitalité oxygénée, une motricité constante. Le finale (Allegro) tout en cultivant l’allant, sait rugir et aussi séduire voire envoûter (cuivres et bois particulièrement ronds et songeurs). Le travail sur l’esthétique sonore et le détail est très convaincant.
Aussi majestueuse, la 7ème concile transparence et majesté voire sentiment du colossal, ce sur une durée allongée de presque 1h20mn. Les 2 premiers mouvements sont les plus développés, dépassant 25 mn. La noblesse de premier Allegro (moderato) respire et impose un cadre impressionnant et mystérieux, grâce aux cordes qui savent murmurer, véritablement fusionner avec cuivre et bois… Le chef détaille et articule, soignant le ruban ductile des cordes ; autant d’indices qui expriment l’allure d’un immense dragon orchestral auquel cependant manque la flamme, le sentiment d’un urgence. La WAB 107, composée entre 1881 et 1883 déploie justement un sentiment de passion tragique dans son second mouvement, d’une ampleur supérieure encore au premier : « Adagio. Sehr feierlich und sehr langsam » / c’est à dire
très solennel et très lent. Le chef mesure chaque phrase dans le sens d’une épure progressive qui confine à l’abstraction sonore, respectant, assumant à la lettre la notion de grande lenteur comme s’il s’agissait d’une introspection jusqu’à l’intime le plus ineffable et d’une irréversible réflexion suspendue. Le Scherzo est à peine plus agité et trouble ; tout y est à sa juste place, avec toujours un superbe travail sur le poli des timbres et l’opulence sonore comme l’équilibre des pupitres. Du reste c’est l’une des symphonies dont l’orchestration se rapproche le plus de l’orchestre de Wagner, le grand inspirateur de Bruckner ; mais un Wagner d’une transparence, et d’une éternelle nostalgie amoureuse.
Enregistrée en juin 2023 au China NCPA Hall, la 8ème symphonie, arcane majeure du jeu brucknérien s’impose comme le point d’aboutissement ultime du cheminement ; Bruckner laissant certes sa 9ème ensuite mais en ne parvenant pas à achever totalement le dernier mouvement. Ici les interprètes chinois sous la direction détaillée du chef convainquent par l’équilibre sonore, le sens du détail. Dans l’ampleur du cadre, la WAB 108 (jouée dans la version Nowak de 1890), le mouvement le plus développé, l’Adagio indiqué « Feierlich langsam ; doch nicht schleppend / Solennellement lent ; mais pas lent » (jusqu’à 31’50) fait valoir ses très (trop) lentes et longues vagues sonores, aux cordes étirées dans le sens d’une sidération et d’une lévitation. Intéressant aussi le dernier mouvement (tout aussi développé par Bruckner puisqu’il atteint les 30 mn) ; s’y réalise le sentiment de puissance voire d’omnipotence dans la noblesse conquérante des cuivres, très exposés dès l’ouverture, le bouillonnement permanent expose bien les raisons pour lesquelles le chef wagnérien Hermann Levi « refusa » la partition de la 8è ; celui qui porta en triomphe la 7è (à Munich, en mars 1885), jugea la 8ème « injouable » du fait de sa grandeur et de proportions inédites jusque là. Probablement dépassé par le sentiment de surpuissance, et l’échelle du colossal, Levi dont l’avis compta beaucoup pour Bruckner (il avait créé à Bayreuth Parsifal tout en soutenant Bruckner dans sa maturation symphonique) eut beaucoup de mal et de peine pour écrire à son ami compositeur, son impossibilité et son incompréhension face à un monument dont l’orchestration l’impressionnait totalement. De fait, les proportions de la 8ème, sont d’autant plus sidérantes qu’elles égalent voire dépassent même l’imaginaire mahlérien, c’est dire. Le chef Lü Jia se saisit du massif, sans sourciller ni faiblir avec une acuité, un sens de la profondeur et de l’éclat, une solidité architecturale indéniable.
La 9ème (l’ultime achevée en 1894) est conçue dans une cohérence sonore indiscutable : ample, articulée et somptueusement équilibrée. Le premier mouvement s’immisce dans des contrées intérieures que l’on croyaient totalement révélées, investies dans la 8ème ; la 9ème en vérité va plus loin encore dans l’exploration intime et psychologique, à travers un préalable atmosphérique ; la partition atteste de l’expérience du prophète et du visionnaire dont les doutes sont comme transfigurés dans un scintillement qui verse finalement dans un éblouissement sonore (les prairies solaires tant espérées par l’auteur ?) ; ce jeu ciselé s’avère magistral dans le déroulement du premier mouvement où le sentiment d’angoisse est à chaque exposition transfiguré dans un flux d’une superbe ivresse, d’essence pastorale. Le chef Lü Jia donne ici toute sa mesure et délivre une conception particulièrement investie à partir de 12’ : la plus explicite du cycle probablement, détaillant avec finesse chaque timbre et chaque hauteur sonore. Ce mouvement confine au songe éperdu grâce à sa texture sensuelle, d’une remarquable transparence. C’est l’expression d’un croyant qui doute, comme soumis à la question ultime, celle du sens, du salut, de la rédemption. Les gouffres et les cimes alternent ; la joie de la certitude comme le sentiment de finitude et de panique… le propre de la lecture est d’exprimer l’activité d’une méditation statique, au prix d’une immobilité illusoire qui cependant reflète chaque état intérieur du croyant dans une série de tableaux spectaculaires qui sont autant de fulgurants vertiges. De sorte que le chef chinois et son orchestre expriment la particularité fascinante d’une immobilité en réalité suractive.
Approfondie, détaillée, aux équilibres remarquablement maîtrisés, au fini très séduisant, le cycle Bruckner par le CHINA NCPA Orchestra ne manque pas d’arguments. Et si le nouveau souffle brucknérien venait de Chine, en particulier ainsi de Pékin ?
A suivre…
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CRITIQUE CD. BRUCKNER : Symphonies 1, 2, 3, 7, 8 9. CHINA NCPA ORCHESTRA / Lü JIA, direction (NCPA New Center for Performing Arts – Pékin, 2023) – éditeur NCPA classics.
VIDÉO : Lü JIA dirige la Symphonie n°7 de Bruckner (WAB 107, intégrale) – CHINA NCPA Orchestra / New Center for Performing Arts (Pékin, mars 2023)