CD, critique. Enrique Granados: Goyescas, Jean-Philippe Collard, piano,(1 CD la Dolce Volta 2019) – Le pianiste Jean-Philippe Collard a fêté en ce début d’année, ses retrouvailles avec le public français, par son retour sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées, qui lui a valu en janvier une belle ovation (au programme: Chopin: 24 Préludes opus 28, Fauré: Ballade opus 19, et extraits des Goyescas de Granados), en même temps que par la parution de son livre de souvenirs et de réflexions: « Chemins de musique » (éditions Alma, Paris 2020), et celle de son dernier disque consacré aux Goyescas d’Enrique Granados (édité par le label La Dolce Volta). Au fil de sa grande carrière, ses chemins l’avaient conduit à enregistrer Chopin, Fauré, Schumann, d’autres encore, et récemment Rachmaninoff et Mussorgsky. On ne l’attendait pas chez Granados. Avec le compositeur catalan, voici qu’il nous surprend et nous subjugue.
des GOYESCAS sublimées
Les Goyescas n’appartiennent pas au folklore ibérique, ni à son imagerie. Si elles sont irriguées en profondeur de la sève espagnole, elles ne le sont pas au même titre que l’œuvre d’Albeniz, dont la suite Ibéria en est le plus explicite témoignage. L’esprit espagnol transparait ici et là, dans un rythme, une tournure, l’évocation d’une guitare, mais aussi dans la volatilité d’un parfum, les chaudes couleurs des sons… Le peintre Goya, l’inspirateur, n’a donné que l’argument, étincelle de l’imagination du musicien. Cette suite en deux livres repose sur une histoire, aux contours esquissés à grands traits, dont on ne sait rien des personnages, hormis qu’ils sont « Los Majos enamorados », sous-titre de l’œuvre. De l’ivresse amoureuse au drame et à la fantasmagorie, ces pages de Granados sont tissées de passions exacerbées, de rêves, d’espoirs et de désespoirs, de tendresse et de mélancolie, de douceur et de douleur sublimées. Jean-Philippe Collard donne à leurs six épisodes une imprégnation particulière, alliant lyrisme puissant, climat romantique, à la luxuriance des timbres. Los Requiebros (les compliments) éblouit par son exubérance sonore extraordinaire: richesse des broderies qui s’entrelacent amoureusement, ourlées d’une transparente fluidité, féérie de couleurs éclatantes. Le musicien s’y prélasse au début, imprimant un sensuel balancement telle une barcarolle, puis donne des ailes aux élans lyriques dans un chant généreux et passionné. Coloquio en la reja (dialogue derrière la grille) commence dans la pénombre et la confidence, s’enflamme et se pare de noblesse jusque dans ses effusions. El Fandango de candil (le fandango à la chandelle) frappe par son ton affirmé et son élégance: un feu intérieur puissant couve sous sa tenue impeccable, la netteté de ses rythmes et de ses timbres, et quelle justesse dans l’accentuation! Le lyrisme mélancolique de Quejas o la maja y el ruiseñor (plaintes, ou la jeune fille et le rossignol) incite à l’abandon et à la rêverie par son allure improvisée, mais jamais décousue. C’est bien la difficulté de cette fameuse pièce, dont l’interprète trouve ici la juste respiration, sans verser dans un relâchement excessif. Au fil de la progression dramatique, J.P. Collard donne toute l’ampleur de son inspiration: la noirceur et la cruauté de El amor y la muerte (l’amour et la mort) prennent sous ses doigts une dimension tragique bouleversante, dans l’entrechoc des sentiments, dans l’opposition des thèmes et des registres, les longues lignes de chant si poignantes, le lourd glas et l’expiration finale. La Serenata del espectro (la sérénade du spectre) a tout d’une danse grotesque, qui tourne en boucle, dérisoire et fantomatique. Le pianiste joue à l’envi de l’écartèlement et de la raideur de ses accords à vide, soulignant leurs intervalles disgracieux, gratte rageusement les cordes d’une guitare, sur la réminiscence d’un dies irae installe une atmosphère surnaturelle dans le mirage des aigus, étire dans une somptueuse longueur du son une dernière ligne de chant. Quelle évocation!
Aux côtés de la version historique d’Alicia de Larrocha, de celle plus récente et raffinée de Luis Fernando Pérez, pour ne citer que ces deux exemples, l’enregistrement de Jean-Philippe Collard s’impose aujourd’hui comme une nouvelle référence. D’une architecture parfaitement édifiée, sa version nous entraîne dans un univers de sensualité, de couleurs, d’éclairages, d’élans chavirants auquel nul ne saurait résister.
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CD, critique. Enrique Granados: Goyescas, Jean-Philippe Collard, piano,(1 CD la Dolce Volta 2019)