dimanche 27 avril 2025

Caravage, Monteverdi : le chant de l’âmePeinture et musique

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En 2007, l’Orfeo de Claudio Monteverdi, premier opéra de l’histoire, souffle ses 400 ans depuis sa création, le 24 février 1607. Interrogeons la modernité de Monteverdi à la lumière de la peinture du Caravage. Au passage du XVI ème et du XVII ème siècle, le peintre opère une révolution radicale de l’art pictural, comme le fera Monteverdi, dans le langage musical, quelques années plus tard. Caravage et Monteverdi, deux créateurs baroques qui ont réformé l’art occidental.

Une communauté d’esprit
et d’intention

Les musiciens contemporains du Caravage ne manquent pas. Plus exceptionnels, sont ceux avec lesquels, qu’il y ait eu rencontre ou non, le peintre partage une communauté d’esprit et d’intention. Là, se précise la proximité esthétique de Claudio Monteverdi.
Notons un infime décalage (six années précisément) entre le moment où le peintre réalise ses oeuvres de maturité, et celui où le musicien met en oeuvre sa réforme linguistique. Caravage a déjà fui Rome quand Monteverdi se produit à Mantoue. Quelques années après le séjour romain de Caravage, le Crémonais accomplit, en effet, un semblable bouleversement de la langue artistique qui prolonge la lignée novatrice de ses madrigaux et enfante l’esthétique baroque. Son premier opéra, Orfeo, mélodrame créé le 24 février 1607 devant la cour ducale de Mantoue, est le premier ouvrage dont la conception et la clarté du discours musical, s’imposent. L’unité et la cohérence de la langue composent un système construit, puissamment expressif, dramatiquement symétrique, qui se rapproche du théâtre caravagesque tel que le peintre l’a défini par exemple dans les Histoires sacrées conçues pour l’église Saint-Louis des Français, sur le sujet de Saint-Mathieu. La simultanéité de ses deux oeuvres majeures car réformatrices, rapprochent leurs auteurs.

Le chant de l’âme
Certes Monteverdi est lié à l’aristocratie, et la création mantouane de son opéra Orfeo, qui met en scène des dieux et des demi dieux, est indissociable d’un événement dynastique lié au goût du commanditaire, le Duc de Gonzague, seigneur de Mantoue. Héros et divinités grecs occupent le devant de la scène montéverdienne. A l’opposé, Caravage, bien que travaillant pour l’élite romaine, célèbre comme des dieux, les types humains de la rue, la dignité des plébéiens, les faces ridées et la plante des pieds noircie par la poussière. pourtant leur sensibilité est semblable. les deux artistes ont en commun une véritable fraternité : ils mettent en lumière, une source première, la vérité de l’individu. Et ce qu’ils ciblent est le chant de l’âme.
En réalisant la rupture avec le maniérisme, ils permettent la réforme et la décantation du langage aristique. Soucieux d’explorer en miroir, la carte impalpable des affetti, le tracé obscur des mouvements de la psyché, ils disent ce qui ne fut jamais dit : les ténèbres, les souffrances souterraines, le drame des passions humaines. Ils ont exprimé la part la plus tragique de l’homme. Ses angoisses, ses incertitudes, ses aspirations, ses contradictions douloureuses. L’homme que peint Caravage, que chante Monteverdi, est dévoré par des ombres que n’avaient pas envisagé l’idéalisme de la Renaissance ni les afféteries décoratives et artificielles du maniérisme.
Plus de décorum ni d’allégories abstraites. Contre la sophistication formelle, ils opposent la réalité latente et dramatique des passions. D’ailleurs, l’opéra n’est-il pas né de la volonté de retrouver la vérité du théâtre grec tel que les érudits se l’imaginaient alors ?

Le style monodique chante la tragédie de l’individu

Cette nouvelle figuration (qui correspond aux figularismes chez Monteverdi) établit un nouveau rapport d’équivalence entre poésie et peinture, poésie et musique, drame et chant. La modernité des deux artistes découle de cette intention fusionnelle. Caravage et Monteverdi engendrent un nouveau champ sémantique qui possède son propre système mental : une intériorité se dessine.
Touche ténébriste chez Caravage, style monodique chez Monteverdi : il s’agit de peindre le jaillissement de l’individu.
Les deux dramaturges imaginent le monde secret de leurs personnages : ce profond humanisme qui suscite dans la représentation de l’être, tout son mystère, et révèle son opacité signifiante, les rapproche. En 1642, Monteverdi âgé de 42 ans, représente à Venise, son dernier opéra, L’incoronazione di Poppea. Le livret est de Francesco Busenello. Contre toute tradition, les deux artistes, doués d’un extraordinaire talent dramaturgique, imaginent non plus une fable héroïque et morale sur le thème de la Rome impériale mais tout au contraire, revendiquent l’éternelle omnipotence des caprices de l’amour où ce sont jalousie, cruauté voire perversité cynique qui dirigent les actes des puissants, dans un drame domestique sordide : la perfide Poppea capte le désir du jeune Néron et fait assassiner le philosophe Seneca. Eros et Thanatos : dans un monde où les hommes sont conduits par la pulsion du désir et du meurtre, la raison porte le deuil.

Cri Montéverdien, fureur caravagesque
A Venise, ni les ors de sa pension ni la célébrité qui en fait le plus grand compositeur de l’heure, n’affectent l’austérité, le sentiment des vanités ni la spiritualité du vieux Monteverdi. Le compositeur entre dans les ordres. A Rome, pourtant splendides par ses fastes, Caravage se concentre sur l’être, ses errances, ses vestiges introspectifs. Ils partagent tous deux, cette humanité qui se concentre sur la part mystérieuse du destin, sur les forces cachées du désir. Sous les masques flétris par l’expérience, sur les visages lisses et délicatement fardés, se lisent les signes de la faute, du déchirement, de la culpabilité et du mensonge, le travail des regrets.
Sacrifiant volontiers l’idéalisme formel afin de sertir l’acuité des accents réalistes, Caravage annonce la préoccupation du Monteverdi de la maturité : la création d’un nouveau style musical, capable d’exprimer la violence des passions. Sur le constat que la musique ne s’était consacrée qu’à deux modes expressifs, tempérance et prière, le compositeur italien, ainsi qu’il s’en explique dans la préface de son Livre VIII de madrigaux, publié à Venise en 1638, souhaite offrir l’illustration musicale d’une troisième passion de l’âme : la colère. Cri montéverdien, rage et fureur caravagesques.
Comment ne pas attester de la parenté des styles? Chez Caravage, les contrastes de lumières et de l’ombre, font basculer les lois de la vraissemblance réaliste vers une sublimation surnaturelle de l’image, telle qu’elle apparaît dans les versions de la Conversion de Saint-Paul : dans la première version du thème, Caravage représente le Christ, les bras tendus vers Paul, terrassé par cette apparition qu’aucun peintre avant lui n’avait osé peindre de cette façon. Dans les deux tableaux de Saint-Jean-Baptiste (Kansas City et Galerie Corsini de Rome), les ténèbres dévorent les visages. Ils sont frappés par le même sceau transcendant qui imprime chez les personnages de Monteverdi, les dérèglements de la folie, le surgissement des pulsions indicibles.
La même fulgurance dans l’expression du désarroi de l’âme en prises aux tumultes, aux troubles de la déraison, faille où s’immiscent les possibles du délire et du miracle, de l’inéluctable ou de l’improbable, s’affirme dans le climat de panique du martyre de Saint-Mathieu ou dans le mouvement halluciné de l’Arrestation du Christ (dont la découverte récente du tableau original en 1993 a révélé l’absolu prodige) : daté de 1602, la toile atteste de la nature musicale du geste pictural. Elle donne à penser la véhémence lyrique du tableau : le son déchire ce nocturne silencieux par la bouche ouverte du dernier personnage à gauche.
La révolte du Caravage trouve dans le dernier Monteverdi, un pair dans l’esprit et dans la sensibilité. Le musicien complète le théâtre des passions humaines en apportant la troisième pierre de son édifice linguistique et musical. Aux cycles de l’amour et de la foi, il ajoute la haine guerrière, vengeresse et destructrice. Le Combattimento di Tancredi e Clorinda dévoile une guerre amoureuse exprimée avec fureur et tendresse par ce troisième genre expressif, le stile concitato (style agité) qui fixe les ultimes éclairages musicaux de la passion sensuelle. Inspiré par le chant XII de la Gerusalemme Liberata du Tasse, le Combattimento fut représenté à Venise dans la maison du patricien Girolamo Mocenigo, en 1624, soit plus de vingt ans après les toiles du peintre baroque. Ici, l’illustration hallucinée d’un martyre dialogue avec les fulgurances de la passion montéverdienne. La peinture se fait chant, cri, hurlement. Son effroi musical fixe sur la toile du Martyre de Saint-Mathieu, la terreur du jeune garçon de droite, bouche béante, gouffre exprimé de l’horreur, tempête musicale ! Caravage et Monteverdi créent une exceptionnelle dramaturgie du sentiment.
Il existe entre eux, une communion de style, une fraternité poétique. Ils illustrent chacun, le fond de l’âme, la part sublime de l’homme, sa vulnérabilité, son éphémère présence qui sombre ou s’exalte dans le sentiment de l’absence, de la perte, du renoncement. les tableaux du Caravage, les madrigaux et les opéras de Monteverdi ont produit de sublimes vanités humaines.

Illustrations

(1) L’arrestation du Christ (DR)
(2) David et Goliath. Détail de la tête de Goliath qui serait un autoportrait du Caravage (DR)
(3) David et Goliath (DR)
(4) L’arrestation du Christ. Détail du jeune homme à gauche (DR)

© Article par Alexandre Pham pour classiquenews.com

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