lundi 5 mai 2025

Bruxelles. Bozar, le 18 février 2008. Concert Mahler et Bruckner. Orchestre des Champs Elysées. Philippe Herreweghe, direction

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Poésie, amertume
Programme ambitieux ce lundi 18 février 2008 dans la salle Art Moderne du Bozar de Bruxelles, diffusé en direct sur les ondes de la radio belge, Musiq’3. Après l’avoir joué à Paris, salle Pleyel la veille (dimanche 17 février), Philippe Herreweghe et l’orchestre qu’il a fondé en 1991, l’Orchestre des Champs Elysées (pas moins de 70 musiciens sur scène) interprètent l’un des massifs brucknériens parmi les plus difficiles et les plus délicats, la Symphonie n°5 d’Anton Bruckner, précédé par le cycle des cinq Rückert lieder de Gustav Mahler.
Dans ce dernier polyptique qui mêle à la voix soliste (ici le baryton noble et fluide de Christian Gerhaher), une partie d’orchestre qui se réduit souvent à l’essentiel, comme une épure héritée des calligraphes chinois, les musiciens ont fait valoir en particulier le relief ciselé des timbres choisis par Mahler, précisément les bois (clarinette et hautbois) mais aussi cor et violon (Alessandro Moccia, premier violon)… l’intimité convoquée en 1901/1902 par le compositeur met en avant cet accord ténu qui relie le chant soliste à quelques instruments: c’est une série de prières et de méditations, tour à tour méditatives et suspendues (« Ich atmet’einen linden Duft » dont la rêverie et l’enchantement bercent le coeur) qui captive continûment par le sentiment de lucidité voire d’amertume qui compense les visions lyriques. A ce titre, l’orchestre dans « Um Mitternacht » forme comme une harmonie de bois, autour de la voix qui entonne sa plainte sans limites… enfin, le dernier lied, préfiguration de l’Ewig final concluant Der Abshied (Adieu) du Chant de la terre: « Ich bin der Welt abhanden gekommen », exprime l’abandon du voyageur parvenu au bout de sa course terrestre, ne cherchant qu’un ultime et triomphal renoncement, un apaisement mystique et extatique qui porte toute la tension de la musique et sa résolution espérée: comme dans son dernier enregistrement des Knaben Wunderhorn, Philippe Herreweghe (1 cd HM) n’accompagne pas le soliste: il dialogue avec lui. Le chant des clarinettes, de la harpe, du hautbois ou du cor double, exalte, supporte l’effusion du soliste sur les vers de Friedrich Rückert… L’équilibre pupitres/voix est idéal. Le chef ne lit pas seulement chaque lied: analytique et dramatique, le geste met en lumière toutes les intentions cachées du texte musical, toutes les données psychologiques qui enrichissent le terreau mahlérien, entre agonie muette, ravissement et enchantement de l’enfance, apaisement et souffle d’accomplissement… Et l’on se prend à regretter, face à une aussi riche palette d’émotions et de sensations instrumentales, la « liquidité » presque trop « lisse » du baryton. Rappelons cependant, combien sa prestation aux côtés d’Anne Sofie von Otter dans son album engagé dédié aux compositeurs juifs exterminés dans les camps (Terezin Theresienstadt, 1 cd DG) reste lumineuse. A Bruxelles, sa musicalité sur tous les registres saisit de bout en bout et convoque d’emblée une lignée d’indiscutables diseurs qui l’ont précédé parmi lesquels Dietrich Fischer-Dieskau (dont il a d’ailleurs, suivi les master classes).

Réinterpréter Bruckner

Après l’entracte, place au morceau de choix qui dévoile les qualités du travail du chef et de son orchestre dans Bruckner, après les Symphonies n°4 et n°7 (enregistrées pour HM), voici la Cinquième, pur jeu de forme, frénésie et fascination presque obsessionnelle pour les constructions architecturées de la part du maître de Saint-Florian à Vienne, capable d’improviser sur les thèmes transmis par son « maître », Wagner, à l’orgue, pendant des heures, saisi simplement par le jeu combinatoire des entrelacs contrapuntiques. Philippe Herreweghe semble comprendre tous les enjeux d’une partition en extérieur: vaste, ambitieuse, colossale, âpre aussi dans ses contrastes vertigineux entre cuivres et cordes. L’effet des contrastes est d’ailleurs à chaque fois saisissant, en particulier entre le portique des pupitres comprenant tuba, trombones et trompettes à droite du chef, et le doux chant des cors appareillés à celui des bois (clarinettes, hautbois, bassons) à sa gauche dont les tutti en dialogue, émerveillent par leur incise spectaculaire. Comme il l’a parfaitement expliqué dans ses précédents enregistrements (dans plusieurs notices remarquablement argumentées), Bruckner est un homme simple, modeste, dont le ferveur directe et franche, s’exprime dans le développement musical pur, essentiellement formel, sans appui ou prétexte narratif, en une successions de climats radicaux… Le chef déploie une attention particulière à l’alliance des timbres, aux couleurs émergeant des pupitres, soignant l’ivresse lyrique des cordes, ou leur impact méditatif, l’accent quasi grimaçant des bois (clarinettes ou hautbois), le déchirement et la déflagration des cuivres dont nous avons parlé.

En plus d’un travail analytique qui montre la virtuosité et aussi la personnalité de chaque musicien (saluons le premier cor, Luc Bergé), il s’agit aussi d’exprimer le caractère de chaque tableau, l’énoncé des thèmes souvent magistralement plaqués entre eux, en de fascinants heurts, de volume comme de couleurs. L’intérêt de la lecture séduit incontestablement car elle s’étend dans le spectre spatial (la salle du Bozar conférant suffisamment de résonance et de plénitude sonore) tout en détaillant les innombrables combinaisons instrumentales que nous avons évoquées. Le chef nous conduit au fil des lignes et des phrases d’un labyrinthe complexe au plan pharaonique. Comme le dit Philippe Herreweghe, il s’agit le plus souvent d’un formidable « jeu d’échec », où l’on sent par ailleurs, ce doute permanent du créateur, et la névrose aussi du compositeur, préoccupé par la pertinence et l’exactitude de son écriture… Quoiqu’il en soit, le Bruckner de Philippe Herreweghe captive par son exercice détaillé, sa science de la précision et de la clarté, sa quête d’unité, cherchant et trouvant entre les parties, les clés de réponse dans une vaste architecture dont les membres s’équilibrent les uns aux autres. En plus de l’exactitude propre à la phalange qui joue depuis sa création, sur instruments d’époque, le geste préserve l’exaltation et la tension, l’énergie et la flamme qui écartent le danger d’une restitution dévitalisée. A ce titre, l’expérience du maestro, comme chef de choeur, défricheur remarquable des Passions et des Cantates de Bach entre autres, en soulignant la transparence et la lisibilité des combinaisons étagées, sait exprimer et diffuser ce sentiment de plénitude et d’accomplissement, que chaque auditeur interprète ensuite selon sa sensibilité: lyrique, spirituel, mystique…
Mais une chose est certaine, en Bruckner, Herreweghe décrypte à raison ce formidable architecte du contrepoint qui relie Lassus et Bach à Mahler… Il l’a débarrassé définitivement de ses détournements hitlériens, en retrouvant les couleurs d’une piété sincère et « naïve », selon le sens précis qu’a explicité Schiller… Remarquable concert produisant de nombreux moments de grâce entre âpreté et poésie. Souhaitons que le chef et son orchestre, enregistrent ensuite pour le disque, ce nouvel opus brucknérien. Lire aussi nos entretiens vidéo avec Philippe Herreweghe à propos des Symphonies de Bruckner.

Bruxelles. Bozar. Lundi 18 février 2008. Gustav Mahler (1860-1911): Rückert lieder, Christian Gerhaher (baryton). Anton Bruckner (1824-1896): Symphonie n°5. Orchestre des Champs-Elysées. Philippe Herreweghe, direction

Crédits photographiques:
(1) Christian Gerhaher © A.Basta Sony-Bmg
(2) Philippe Herreweghe (DR)

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