mardi 6 mai 2025

Berg: Wozzeck (Currentzis, 2010)1 dvd BelAir classiques

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Novembre 2010: première moscovite du Wozzeck de Berg; il n’est jamais trop tard pour la révélation de la modernité (Paris a bien attendu 1963 pour écouter l’ouvrage créé à Berlin en 1925); et le chef audacieux, pétaradant perfectionniste, Teodor Currentzis, né en Grèce (à Athènes, il y a presque 40 ans), qui a marqué de son passage éclairant le théâtre de Novossibirsk (2004-2010) et à présent de Perm (il est chef de l’opéra de Perm dans l’Oural), très affûté sur la question de la pertinence, a bien raison d’offrir le chef d’oeuvre de Berg aux moscovites.
Avec Dmtri Tcherniakov aux manettes de la scénographie, le choc théâtral a bien lieu et l’on imagine ce qu’ont pu ressentir les spectateurs pour leur premier Wozzeck dans cette réalisation rude, âpre, d’un cynisme glaçant.

Concertation, concentration partagée des deux passeurs, le chef et le metteur en scène pour cette production millimétrée, où tout sert avant tout, le psychologisme et l’intensité du drame. C’est un retour éloquent à la puissance du jeu des acteurs (prenante à force d’être économe et rentrée), à la sobre et classique mesure de la musique, d’une  » pureté  » saisissante sous la baguette d’un chef traversé par l’exigence et la vérité. Le sens des phrasés, l’équilibre sonore, la caractérisation de chaque épisode pour chaque situation captivent et dérangent: nous sommes bien dans un théâtre critique (comme le docteur aime à expérimenter sur le corps du pauvre Wozzeck): mais la charge et la pression sont plus psychologiques et morales que matérielles. Tcherniakov recrée les conditions du malaise: immeuble clapiers égrénant le vide des existences sans passion ni exigence; tout tourne autour d’une vaste salle de bar où Marie est une call girl plutôt paumée. C’est une caricature et le résumé cynique d’une société barbare. La mise sous pression du héros est lente, insidieuse, parfaitement partagée par tous ceux et celles qu’il côtoie.

Electron libre et provocateur sans limite, comme un lutin bergien, Teodor Currentzis sort du lot. L’élève à Saint-Pétersbourg des grands chefs tels Ilia Moussine (professeur de Valery Gergiev), de Iouri Temirkanov et Vassili Sinaïski, le jeune maestro est un tempérament atypique qui sait aussi servir la recherche authentique et dépoussiérée, celle d’une pratique et d’un son rénovés, avec son ensemble sur instruments d’époque: MusicAeterna. Contre les usages et la routine européenne, il a su démontrer sa passion de la musique: partager une expérience émotionnelle plutôt que préserver une certaine tradition du concert. A bon entendeur salut et ce Wozzeck, expressionniste, d’une énergie et d’une maîtrise irréprochable donne le ton d’une approche aussi originale que nouvelle: électrisante, fouillée, mordante.


Barbarie collective

La lecture ausculte sans l’exhiber, la folie silencieuse (un comble bien trempé pour un opéra chanté) du héros, qui n’avait pas toute sa tête selon les minutes du procès réel sur le cas Wozzeck (Woyzeck) des années 1820. La folie est aussi du côté de l’écriture: l’une des compositions les plus élaborées et écrites qui soient ; dans un cheminement intérieur dont la musique exprime clairement par figures et formes classiques, le lent et inéluctable effondrement, Wozzeck paraît plus victime que bourreau, étreint par la pression loufoque, terrifiante des individus qui l’assaillent: le capitaine acide, haineux, vociférant; le docteur pérorant en faux chercheur… des solitudes qui monologuent; et lui qui hurle mais dans le silence et par la musique des seuls instruments. Comme une marche à la mort, l’action suit très minutieusement les 7 jours de cette passion criminelle. Halluciné, sans repère et seul, Wozzeck prend des allures de martyr jusqu’à sa noyade, malgré son crime. Marie est trouble: mère attendri (berceuse), maîtresse ambivalente et lascive (sa cour avec le tambour-major) puis Madeleine repentante qui culpabilise quand Wozzeck se détache d’elle…

Homme de la structure et de l’architecture, Currrentzis rappelle l’organisation formelle de l’opéra en ciselant chaque section musicale avec une analyse fauve; le cours dramatique exposition, péripétie, catastrophe gagne en clarté, en équilibre: et la partition de Wozzeck, soudainement joyau musical, parfaite par son classicisme, par la justesse des formes (Passacaille, Rhapsodie, gigue et gavotte…) inscrites dans l’action surgit tel un manifeste de la modernité; où rien ne compte plus que le sens et l’éclaircissement de l’action: une barbarie à l’oeuvre.

Pas de temps morts, ni de dilution dans cette arène inhumaine: tout ici s’accomplit, se délite, se précipite et s’effondre de l’intérieur pour s’anéantir dans le silence. La direction suit les caractères mêmes de cet opéra inclassable et sublime: syncopée, séquentielle, instantanée, où l’accumulation rapide de séquences nettement caractérisée rejoint les plans du cinéma.

Voilà donc le meilleur opéra dirigé par le jeune chef grec: il restitue en outre la puissance de la musique avec une précision jubilatoire, préservant au flux orchestral son action de régulation et d’exacerbation d’un jeu scénique et de ses références visuelles in fine assez répétitifs. Tcherniakov trouve des idées justes, reconnaissons le: comme dès le début, pour le Wozzeck martyrisé, l’attitude d’un militaire au trou en position de soumission brûlante (le capitaine obsédé par l’heure lui fait payer son retard). Ainsi immédiatement, la pression psychologique et la tension s’en trouvent vivifiées. Mais parfois l’idée de Tcherniakov qui force le sujet pour entrer dans sa grille propre dérape: la fin où après la noyade (dans le noir au début), réapparaît Wozzeck dans son salon petit bourgeois comme se parlant à lui-même atténue la violence de son suicide… pourtant dans l’ensemble, cette vision compartimentée et glacée de la société actuelle, où chacun s’en sort en écrasant l’autre, où tout n’est que situation de domination ou de soumission sert parfaitement la tragédie de Wozzeck: finalement, allusivement, Wozzeck n’est pas le plus terrifiant bien au contraire. La folie s’installe partout, fruit d’un aveuglement pervers et collectif. Et le fils de Marie et de Wozzeck poursuit cette hurlante dénonciation de la barbarie humaine: que deviendra-t-il ? Tout est posé dans les dernières minutes du spectacle dont on ne cesse de louer après coup, l’intelligente imbrication du théâtre et de la musique. Très convaincant.

Alban Berg: Wozzeck. Opéra en 3 actes et 15 scènes. Wozzeck: Georg Nigl. Marie: Mardi Byers.Le capitaine: Maxim Paster. Orchestre et choeur du Bolshoi. Teodor Currentzis, direction. Dmitri Tcherniakov, mise en scène. 1 dvd BelAir classiques. Enregistré en novembre 2010. 2h15mn. Bonus: Making of + entretiens avec les interprètes, le metteur en scène et le chef.

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