Le héros du premier opéra de Benjamin Britten suscite plus de soixante
ans après sa création (1945), un débat jamais résolu. Est ce parce que
au fond des choses, dans leur identité tenue secrète par le
compositeur, les personnages de Britten se dérobe à toute identité
claire, parlant au nom de leur concepteur pour une ambivalence qui
nourrit leur forte attraction? Rien de plus fascinant sur la scène
qu’un être véritable, contradictoire et douloureux, exprimant le propre
de la nature humaine, velléités, espoirs, fantasmes, soupçons, poison
de la dissimulation, terrible secret. A la manière des héros d’Henri
James, le héros ne livre rien de ce qu’il est : il laisse en touches
impressionnistes, suggestives, affleurer quelques clés de sa complexité.
A
propos de Peter Grimes, Britten et son compagnon le ténor Peter Pears
qui créa le rôle, reviennent à plusieurs reprises sur l’identité du
héros : solitaire et presque sauvage mais bon et foncièrement
compassionnel. Sa différence se révèle dans le rapport à la société qui
l’entoure : « à part » : donc coupable. Le soupçon qu’il suscite, vient de
sa différence. Est-il coupable d’avoir tuer ses apprentis pêcheurs?
Britten en épinglant le naturel accusateur des citoyens, décrit la
haine du différent, la délation facile, la peur de l’autre. Que Grimes
cache un autre secret : tel serait en définitive le vrai sujet, mais infanticide, il ne l’est
pas. L’homme incarne la figure du paria car il y a en lui, terrée, imperceptible, une profonde et inavouable blessure.
Sa nature sombre et brutale favorise le soupçon. Il est en
décalage avec le monde, un « idéaliste torturé ». En cela, Britten n’a
pas franchi la frontière de la barbarie et de la méchanceté du
personnage de Georges Crabbe (1754-1832) dont le Poème a inspiré
le sujet de son opéra. Britten reprend le cadre, ce lieu battu par les vents et les embruns, le village d’Alteburgh, village de marins mais surtout berceau du compositeur. Mais il s’autorise un changement primordial dans la personnalité du héros.
Peter Grimes, anecdote ou mythe?
L’idée d’un enfant sacrifié, image récurrente dans l’oeuvre de
Britten, exprime la perte de l’état d’enfance et d’insouciance. Le
héros de Britten est un être tragique, auquel fut arrachée trop tôt
l’innocence au monde. La force de la souillure originelle poursuit le compositeur.
Certains ont souhaité donner à la figure de
Peter Grimes, le visage de l’homosexuel honni. C’est vrai et c’est faux. Vrai, pourquoi pas ? Britten et Pears ne
cachaient rien du couple qu’ils formaient. Et alors? Avons-nous envie
d’ajouter. En quoi cela éclaire-t-il la perception et surtout la
compréhension de l’oeuvre?
Il s’agit plutôt d’une allégorie contre
l’intolérance. Tout autre relecture aussi pertinente soit-elle, mise en
rapport avec la vie et l’identité de l’auteur, réduit considérablement
la portée de l’oeuvre. D’ailleurs, lorsque John Vickers chante le rôle,
il refuse de ne voir en Peter Grimes, qu’un homosexuel car cela enferme la
perception du personnage dans une vision étroite et anecdotique, voire
colle au rôle une revendication militante qui est étrangère à la
sensibilité de Britten.
Les interludes marins élèvent manifestement
l’ouvrage au niveau de l’allégorie : la légende tragique de Grimes
gagne grâce aux commentaires de la musique, une portée poétique
indiscutable, rehaussant l’anecdote marine à l’échelle du mythe.
Poids de l’interdit
L’interdit qui pèse sur les oeuvres de Britten et colore
immanquablement l’identité de ses héros, est renforcé par le cadre
légal à son époque. Toute évocation ou description d’une
relation homosexuelle est punie par la loi britannique jusqu’en 1967.
Le procès d’Oscar Wilde et son humiliation publique, sont encore dans
les mémoires. Contexte qui nous semble aujourd’hui terrifiant quand ont
été célébrées officiellement les noces d’Elton John, après que le
mariage homosexuel ait été autorisé.
Pour Britten, à l’endroit de
Grimes, il s’agit moins d’un homosexuel en prise avec la morale de son
temps, que du conflit habituel sur la scène lyrique, de l’individu
opposé au système ; et sur le plan psychologique, la complexité
tragique d’un personnage, sombre et solitaire, impuissant à exprimer
ses sentiments : observateur du bonheur des autres et non acteur de sa
propre destinée. Pour Britten, Grimes donne le prétexte d’une lecture
de la folie humaine : haine sadique de la société, passivité et démence
du protagoniste. Le soupçon d’infanticide à l’endroit du héros, aiguise d’autant plus la noirceur du tableau.
La suite de l’écriture de Britten met en scène des
héros solitaires, accablés par le poids du secret. Chaque nouvel opéra,
est un acte ajouté au chapitre de la tragédie personnelle : comment
vivre avec le poids d’un secret où la perte de l’innocence, le poison
d’une malédiction suggérée jamais dite explicitement, l’expérience des
pulsions homosexuelles, en particulier pédophiles, disent ce mal-être
imperceptible dont la tension conflictuelle donne son étoffe au héros
lyrique ? Albert Herring, Billy Budd, Le tour d’écrou, Owen Windgrave,
Mort à Venise disent cette obligation de l’être à nier au non de la
morale, sous la pression de la société permissive et puritaine,
l’expression de ses fantasmes les plus intimes. Et dans ce paysage
diffus, où le refoulé exacerbe l’angoisse de vivre, l’amour des jeunes
garçons aggrave encore une situation qui avoisine le souffre.
Illustrations
Girodet, Portrait d’un jeune chasseur (DR)