vendredi 29 mars 2024

Antonio Vivaldi, Farnace (1727) Contexte et genèse de l’oeuvre

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Le Miracle Vénitien des années 1726/1727 : Vivaldi et la Cour de France.
On ignore souvent que dans l’importante production lyrique de Vivaldi, les « sérénades » qu’il composa alors au sommet de sa gloire vénitienne, pour l’Ambassade de France à Venise, occupe une place singulière.

L’année où l’auteur du « Cimento dell’Armonia » est immédiatement reconnu comme le « violon de l’Italie » sur la scène européenne, la Cour de France sollicite ses dons musicaux pour un événement dynastique de première importance. A l’occasion du mariage de Louis XV avec Marie Leczinska, le 12 novembre 1725, l’Ambassadeur Longuet fait représenter une « serenata » du maestro Vivaldi. L’année suivante, 1726, qui est celle des grands triomphes lyriques du compositeur sur la scène de son théâtre, le San Angelo, l’Ambassade de France renouvelle ses commandes, peut-être pour l’entrée publique à Venise de l’Ambassadeur ou pour la fête du Souverain Français, le 25 août.

Ainsi naît « la Senna Festeggiante », « la Seine en fête » dont le titre marque un singulier parallèle entre Venise et Paris, des bords de la Seine à ceux du Grand Canal. Mais le sujet, outre son évidence parisienne, rétablit le genre musical de la « serenata » dans une tradition qui lui est propre : celle des divertissements princiers en plein air à l’occasion d’un événement dynastique, convoquant quelques solistes et un orchestre à la manière d’un « petit opéra ». Les indications pour l’ouverture « à la Française » de la seconde partie (plus de deux flûtes et de deux hautbois) laissent penser que Vivaldi destinait son ouvrage pour une exécution en plein air. On imagine quel cadre idéal les façades du Grand Canal pouvaient offrir à la création de l’œuvre.

Familière des sonorités vivaldiennes, l’Ambassade de France récidiva en 1727 pour fêter la naissance des princesses de France, les filles de Louis XV : Mesdames Royales, filles jumelles du Roi. Ainsi à la demande du ministre Maurepas, l’ambassadeur Longuet s’exécute et Vivaldi compose pour l’occasion, un « Te Deum » et une sérénade de deux heures, intitulée  » l’Unione della Pace e di Marte », l »Union de Mars et de la Paix ». Une scène est installée sur l’eau à l’extrémité des jardins de l’ambassade : vers huit heures du soir, alors que les façades du Palais Longuet sont illuminées, un « Palais » jaillit des eaux : le palais du Soleil selon la description d’Ovide.

Rinaldo Alesandrini a enregistré, également pour Opus 111, une version de « La Senna Festeggiante » avec un souci particulièrement respectueux de la partition connue. Son travail s’est concentré sur la texture instrumentale de l’orchestre et la restitution de la partie vocale de la basse (la Seine), qui dut être tenue au moment de la création par un soliste virtuose au vu des difficultés de chacun de ses airs. Sans contredire la coloration « française » de la partition (rythmes pointés indiqués « alla francese »), la version Alessandrini défend l’hypothèse d’une exécution liée à une célébration propre à la cour de Louis XV mais peut-être en dehors de Venise. Quoiqu’il en soit, la qualité des récitatifs, les airs de grande ampleur, l’indication des deux ouvertures pour chacune des deux parties distingue « La Senna » des autres sérénades composées par Vivaldi. La finesse de l’inspiration confirme sans aucun doute la datation de 1726/1727, période fastueuse pour Vivaldi qui après avoir connu la gloire comme violoniste d’exception, recueille des lauriers mérités sur la scène lyrique, celle en particulier du théâtre San Angelo où est créé précisément son chef-d’œuvre, « Farnace ».

Jordi Savall ressuscite « Farnace »

La saison lyrique de 1727 au San Angelo est capitale dans la carrière du Vivaldi dramaturge. Elle marque un premier retour à Venise après plusieurs années passées à l’extérieur de la lagune. Vivaldi n’a cessé depuis les débuts des années 1720 de parcourir les théâtres de Vénétie et des états papaux afin d’y contrôler la création de chacun de ses nouveaux opéras en particulier à Rome où il veille aux représentations de « Ercole sul Tremodonte » (1723) puis « Giustino » (1724). Il est donc un génie du théâtre lyrique qui attend son heure à Venise. Le pas sera franchi avec « Farnace ».

Fidèle à son travail sur la texture, Jordi Savall éclaire la sensibilité instrumentale de Vivaldi au théâtre. Son « Farnace » paru sous étiquette « Alia Vox » confirme cette plasticité gestuelle qui est au cœur de la démarche du chef catalan. Son sens des plans instrumentaux, sa maîtrise des timbres associés comme le fait un orfèvre dans l’art des alliages, restitue un Vivaldi peintre des climats dont la brosse vibratile toujours à l’affût capte l’essence des sentiments les plus subtils pour les transmettre par le filtre de sa musique. L’auteur s’y révèle à l’égal de Haendel, un maître des passions humaines portées sur la scène : intelligence des récitatifs qui mènent l’action, éclat des airs qui construisent l’arche des sentiments.

L’intrigue

L’opéra met un scène un trio impossible, Bérénice, Pompée, Farnace. Tous trois sont affrontés par des raisons politiques contraires : rien ne peut a priori les rapprocher. Le souci d’épargner sa lignée et de protéger son clan demeure incorruptible. Devraient-ils mourir, rien ne peut infléchir leur honneur. Nous avons là l’un des operas serias les plus profonds de l’écriture Vivaldienne. Par haine de Farnace, Bérénice se rapproche de Pompée, tandis que Pompée le romain est l’ennemi juré de Farnace. Entre ses deux figures du pouvoir, étouffe l’épouse de Farnace, qui est aussi la fille de Bérénice, Tamiri, remarquable portrait de femme, soumise et digne, douloureuse mais tenace, hautaine et mystérieuse comme son rang l’exige.

A force d’épreuves où l’amour rompt les trames des intrigues politiques, où l’humain défie en définitive la Loi, la clémence vaincra tout, et dans une sorte de « happy end » ou de lieto finale, chacun pardonne et l’opéra s’achève sur une note positive par la réconciliation des rivaux. En dépit des oppositions passées, il existe une voie de la sagesse qui permet de « vivre ensemble ». Le pardon est possible, et dans cette fin heureuse, c’est déjà l’éclat de l’esprit des lumières qui point à l’horizon. Là encore, ce qui convainc c’est l’étoffe des héros. Il faut toute la furia dramatique habituelle des grandes voix baroqueuses pour exprimer la « passion vivaldienne ».

L’enregistrement discographique de 2003
Au moment de sa sortie, l’enregistrement de « Farnace » n’a pas reçu l’accueil qu’il méritait. Il est vrai que les options retenues par le chef pour l’enregistrement, pourtant légitimes sur le plan historique, ont « opacifié » sa juste et directe compréhension. Ce « Farnace » recueille au disque, les meilleures prises de la production de l’opéra représenté au théâtre de la Zarzuela de Madrid en octobre 2001. Plutôt que la version originale de 1727, Jordi Savall a préféré celle plus étoffée de 1731 mais inscrite dans le contexte spécifique de la Cour Madrilène de 1739, quand le compositeur italo-français, Corselli, régnait sur le goût local. Le couple des commanditaires, Isabelle Farnèse et son époux Philippe V, partagent alors une affection particulière pour l’opéra français et le chant italien. C’est en reprenant l’usage courant des « pasticcios » baroques, que Jordi Savall a choisi de restituer le « Farnace » de Vivaldi pour l’adapter à la représentation du sujet à Madrid, le 4 novembre 1739, en le complétant par des airs extraits du propre « Farnace » de Corselli. Cet éclairage particulier qui souligne la présence de l’opéra italien à la Cour de Madrid est d’autant plus légitime si l’on rappelle que Isabelle Farnèse emploiera Farinelli afin d’adoucir la maladie mentale de son royal époux.

En dépit de sa pertinence, l’assemblage savallien qui puise dans une tradition éclectique que n’aurait pas renié Vivaldi, a paru contre nature. Pourtant nous tenons là une lecture somptueuse, grâce en particulier au rôle titre tenue par le ténor Furio Zanasi, d’une ample et humaine noblesse héroïque, ainsi que la contralto Sara Mingardo, émouvante Tamiri, superbe rôle féminin qui fut porté à l’époque de Vivaldi par sa muse et chanteuse préférée, la cantatrice d’origine Française Anna Giro. L’assise de l’orchestre du Concert des Nations, fruité, généreux, sanguin, apporte sa contribution et délivre avec magie, ce sens vivaldien des couleurs et des ruptures de tension. Ce « Farnace » savallien est l’une des expériences les plus passionnantes de la discographie lyrique vivaldienne.

Illustrations
Jean-Etienne Liotard, portraits de femme (DR)

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